LÉGENDE
de
L'EURE


LA DAME DU MANOIR FAUVEL

A trois lieues de Pont Audemer, dans la commune de Trouville la Haule, non loin de la falaise escarpée qui domine la Seine entre Quillebeuf et le Vieux Port, on aperçoit encore aujourd'hui, au milieu d'un bois appelé le bois du manoir Fauvel, quelques amas de pierres, quelques vestiges de massives fondations... Avec un peu de bonne volonté, on retrouve même la forme d'une tour. Un antiquaire n'hésiterait pas à affirmer qu'une forteresse a existé sur cet emplacement. Demandez des renseignements aux gens du pays et ils vous raconteront.
A l'endroit où l'on ne voit plus aujourd'hui qu'un amas de ruines, s'élevait vers le VIème siècle un château redoutable ayant nom Manoir Fauvel...
Il appartenait alors à une dame de la plus grande beauté.
Le roi Hildebert, l'un des fils et des successeurs du roi franc Chlodowig, qui habitait le château d'Arelaunum, situé à Vatteville, paroisse peu éloignée du Manoir Fauvel, chassant un jour dans la contrée, aperçut la châtelaine et en devint éperdument amoureux.
La noble dame résista obstinément aux prières, aux promesses, aux menaces, soit que réellement elle fut vertueuse, - ce qui n'est pas de toute impossibilité -, soit qu'elle craignit de se donner un maître redoutable en acceptant l'amour d'un roi, car les amants couronnés de ce temps-là agissaient avec tant soit peu avec brutalité.
La résignation n'est pas d'ordinaire la vertu royale : la résistance de la châtelaine exaspéra Hildebert. Du plus vif amour, il passe à la haine la plus violente ; puisqu'on ne veut pas se rendre de bonne volonté, il jure de vaincre par la force. Déjà des hommes d'armes sont secrètement rassemblés pour aller surprendre la forteresse. Le jour est fixé. Les hommes d'armes, le roi à leur tête, se mettent en marche, on arrive, on commence l'assaut, et, après quelque résistance, on pénètre dans le Manoir ; mais la châtelaine avait disparu ! Vainement on parcourt tous les appartements, tous les souterrains... Vainement on fouille les environs du château.
De sourdes exclamations de rage sortent de la poitrine d'Hildebert. On dirait un tigre altéré de sang. Il envoie dans toutes les directions. Il ordonne qu'on lui rendre, mort ou vif, l'objet de son amour. On va à la découverte ; nulle trace n'indique par où la noble dame a pu s'échapper ; il y a bien les empreintes des pas de deux mules, mais ces empreintes vont de l'embouchure de la Risle au Manoir Fauvel et par conséquent ne peuvent mettre sur la trace des personnes qui ont fui de cette demeure. On ne découvre aucun autre indice... Toutes les démarches sont inutiles... Il faut renoncer !
C'était cependant dans cette direction que la dame du Manoir Fauvel s'était enfuie avec son écuyer ; seulement, pour dérouter les personnes que, suivant toute probabilité, le roi enverrait à sa poursuite, elle avait eu la sage précaution de faire attacher au rebours, sens devant derrière comme disent les gens du pays, les fers des mules qui leur servaient de monture et se vêtir d'un costume de pauvre apparence pour ne pas être remarqués et reconnus.
Pendant que les hommes d'armes parcouraient les environs pour découvrir ses traces, la noble dame cheminait paisiblement... Elle alla bien loin, bien loin ainsi !... Puis, comme le soir était venu et qu'elle se croyait alors à l'abri de toute rencontre fâcheuse, elle songea à découvrir un gîte pour passer la nuit.
Nos deux fugitifs se trouvaient à cet instant à la porte d'une métairie... Ils sollicitèrent l'hospitalité et l'obtinrent facilement. La fermière leur avait octroyé leur demande de grand coeur, de prime abord ; mais, comme c'était une femme intéressée et que rien ne pouvait lui faire soupçonner le haut rang et la fortune de la dame du Manoir Fauvel, au bout de deux ou trois jours, elle commença à murmurer de ce que le séjour de ces étrangers se prolongeait indéfiniment et fit observer à ceux-ci que cela ne pouvait durer, parce qu'elle ne voulait pas nourrir des paresseux à ne rien faire.
Il eut été facile à la noble dame de gagner la fermière, car elle avait emporté avec elle force joyaux et parures... Mais elle n'osa par crainte de se trahir... Et tant elle redoutait la colère et la vengeance du roi Hildebert. Cependant il fallait prendre un parti.
La dame du Manoir Fauvel pria la fermière de la garder près d'elle et de l'employer à quelque occupation utile. Celle-ci lui donna les vaches à soigner. La noble dame devint donc vachère, ébouseuse de vaches, suivant l'expression des villageois qui racontent cette histoire, et l'écuyer valet de ferme.
Un jour que la noble dame faisait paître ses vaches, elle vit ainsi une brillante cavalcade à la tête de laquelle était un jeune seigneur, beau et bien fait. Elle l'a suivi longtemps du regard, puis, quand la cavalcade eut disparu, elle se mit à soupirer, car cette vue lui avait fait faire un triste retour sur elle même, et, avec une profonde tristesse, elle avait comparé sa position présente à son existence passée.
Une image resplendissante traversait ces sombres méditations : c'était l'image de ce jeune homme, au beau visage, au noble maintien, qui dirigeait la cavalcade.
Elle sut, par les gens de la ferme, auxquels elle s'en informa, que ce jeune seigneur était le comte Onfroy de Vieuxville, le plus noble, le plus beau, le plus riche des seigneurs des environs.
Bien des fois l'image du jeune comte de Vieuxville se présenta à l'esprit de la dame du Manoir Fauvel ; bien des fois elle le vit dans ses rêves ; bien des fois elle en entendit parler, et en si bons termes, qu'elle ne put s'empêcher de l'aimer.
Le bruit se répandit dans le pays qu'un des seigneurs du voisinage allait donner un grand bal... Toute la noblesse des environs était conviée et certes le comte Onfroy devait être au nombre des invités.
La dame du Manoir Fauvel dit à son écuyer :
- Mon fidèle Otbert, pour raison de moi seule connue, il serait indispensable que je me rendisse au bal qu'on doit donner prochainement, mais je ne puis m'y rendre avec mes méchants habits. Voici des diamants et des pierres précieuses, fais en sorte de me procurer de riches atours et de magnifiques dentelles...

Et, en disant ces mots, l'inflexion de sa voix était empreinte d'une douce mélancolie, et des larmes venaient, d'instant en instant, humecter ses paupières.
On devinait aisément qu’elle attachait à l’accomplissement de ses ordres, à sa présence au bal, une grande importance, la réalisation d’un rêve peut-être !
L’écuyer exécuta ponctuellement les ordres de sa maîtresse et lorsque le soir, après le travail de la journée, la noble dame se fut vêtue d’habits d’or et d’argent, tout chamarrés de pierreries, il la mena à un carrefour de la forêt, où elle trouva une riche litière, portée par des esclaves, et une suite brillante. Elle se hâta d’y monter. Et ce fut en ce pompeux et grand équipage qu'elle arriva au lieu de la fête.
Le maître du château qu'on alla avertir qu'il venait d'arriver une noble et belle dame qu'on ne connaissait point, courut la recevoir, lui donna la main à la descente de la litière, et la conduisit dans la salle où était une nombreuse et splendide réunion. Il se fit un grand silence ; on cessa de danser ; les musiciens ne jouèrent plus, tant on était attentif à contempler les grandes beautés de cette inconnue. On n'entendait qu'un bruit confus :
- Ah ! Qu'elle est belle !
Le comte Onfroy ne se lassait pas de la regarder et se disait qu'il y avait longtemps qu'il n'avait vu une si charmante et si gracieuse personne. Il l'invita à danser. Elle déploya tant de grâce, sa conversation avait tant de charme, qu'il ne se lassait de la voir et de l'entendre. Toute la soirée, il ne la quitta pas d'un instant, et ne cessa de la complimenter et de l'admirer.
L'heure avançait... Bientôt allait venir le moment où la belle inconnue et le comte Onfroy devaient se séparer pour ne plus se revoir peut être ! Le comte devenait triste et rêveur.
La dame du Manoir Fauvel remarquait ces symptômes de favorable augure et s'en réjouissait... Mais elle eut bien désiré que le jeune seigneur, si beau, si bien fait, s'exprimât plus clairement.
- Seigneur comte, lui dit-elle tout à coup, pourquoi donc êtes vous soucieux ?
- Ah ! Noble et belle dame, s'écria le comte Onfroy avec une légère teinte de mélancolie, c'est que l'heure avance, que le bal touche à sa fin, et que bientôt il va falloir se séparer !... Si encore on pouvait espérer de se revoir un jour...
- Seigneur comte, dit la châtelaine, il est parfois, dans certaines positions, d'user de prudence et de mystère... Je ne puis vous dire mon nom ni quelle est ma retraite... Mais veuillez vous rendre le premier jour de chaque semaine, à la tombée de la nuit au carrefour des quatre routes de la forêt, vous m'y trouverez...
Bien des fois la châtelaine du Manoir Fauvel et le comte Onfroy de Vieuxville se rencontrèrent au carrefour des quatre routes de la forêt d'Arelaunum, et de jour en jour le comte s'éprenait davantage de la noble dame ; enfin, après s'être répété mille et mille fois qu'ils s'aimaient, ils allèrent trouver un vieux prêtre qui bénit leur union.

Depuis longtemps déjà un mariage secret unissait les deux amants, lorsque la nouvelle du décès du roi Hildebert arriva jusqu'à eux. La châtelaine voulut revoir son domaine. Le manoir n'avait pas eu trop à souffrir de sa longue absence, ni de l'attaque du roi Hildebert : elle retrouva donc tout à peu près dans l'état où elle l'avait laissé. Ce fut avec une vive émotion, avec un sentiment de joie inexplicable qu'elle visita les lieux où s'étaient passées ses jeunes années, qu'elle rentra dans ses appartements abandonnés depuis si longtemps, qu'elle y rentra triomphante et avec un époux de son choix.
La noble dame, couchée auprès du comte Onfroy, reposait d'un sommeil visité par des songes enchanteurs, lorsque, tout à coup, un bruit sinistre se fait entendre : on dirait des plaintes et des lamentations. Puis une ombre irritée se dresse au chevet de la châtelaine...
C'est le roi Hildebert... Son visage est d'une pâleur livide, son oeil brille d'un feu sombre au fond de son orbite, sa voix est menaçante :
- Femme, dit il, reconnais en moi le roi Hildebert dont tu as dédaigné l'amour. J'ai taché de me distraire, de chasser ton image de mon coeur, j'ai porté au loin la guerre et la destruction ; mais je n'ai pas pu t'oublier ! Les chagrins ont abrégé ma vie... Et, même après ma mort, ton image présente à ma pensée... J'ai voulu revoir le domaine que tu as habité... Et chaque année, je viendrai rassasier mes regards de ta vue...
Puis le spectre déposa un baiser, froid comme le marbre, sur les lèvres de la châtelaine et disparut. La dame du Manoir Fauvel, qui n'aimait pas davantage son royal adorateur depuis qu'il était mort, pour échapper à ses visites, abandonna à tout jamais sa demeure seigneuriale.
De nombreuses années se sont passées depuis que le fantôme du roi Hildebert ait apparu à la dame du Manoir Fauvel, mais il n'y a pas très longtemps que l'âme du monarque ne se fait plus entendre. On assure que, dans le dernier siècle, elle répondait encore par de bruyants soupirs au vent impétueux que l'inconstance des saisons déchaîne parfois sur les falaises et les flots de la Seine, mais notre révolution de 89, si funeste aux royautés, a étouffé la voix plaintive de l'esprit inconsolable.

Émile DUMONT, Légendes et traditions de mon pays


Dans le bois du Manor-Fauvel, existent quelques vestiges de construction qui n'ont pas un caractère bien déterminé. Une tradition, qui se rattache à ces fondations et la forme de tour qu'elles présentent, ferait supposer qu'elles ont dépendu d'une petite forteresse du moyen-âge. On prétend que le Manoir-Fauvel appartint à une princesse d'une rare beauté, qui fut obligée de fuir ses domaines pour se soustraire aux poursuites amoureuses du roi... On croit à Trouville qu'il y a de nombreuses souterrains sous le Manoir-Fauvel, et qu'une puissance supérieure en défend l'approche.

Alfred CANEL, Essai historique, archéologique et statistique sur l'arrondissement de Pont-Audemer