À Fatouville, à l'endroit même où s'élève aujourd'hui le phare gigantesque, on voyait, il y a quelques années, un sapin dont les branches étaient disposées de telle manière que, vu de la Seine, il semblait d'un côté vous appeler à lui, de l'autre vous indiquer la route à suivre ultérieurement, et dont le feuillage figurait un chapeau à larges bords et à forme plate, - un chapeau de marin - couronnant une forte tête. On l'appelait dans le pays l'homme de bois ou le bonhomme de Fatouville. C'était pour les pilotes de la Seine un amer, un point de reconnaissance, qu'il n'était pas permis de détruire et pour l'entretien duquel l'état accordait chaque année une somme spéciale.
À cet arbre s'attache une histoire touchante, le récit d'un vie de dévouement et d'abnégation.
Il y a un siècle environ, la Seine, comme elle a fait récemment encore, venait de porter son lit sur la rive gauche qu'elle se mit à côtoyer en contournant la baie depuis la pointe de la Roque jusque même devant Honfleur. Les navigateurs ne savaient plus quelle route suivre pour se tenir au milieu du chenal nouvellement ouvert, et éviter les bancs, de l'autre côté desquels ils passaient précédemment, et souvent ces parages avaient été témoins de plus d'un sinistre, plus d'un navire engagé dans les bancs de sable avait péri corps et biens. Un jour, à l'heure de la marée, un homme d'une cinquantaine d'années, au teint bronzé, au front sillonné de rides, à la chevelure grisonnante, et vêtu du costume des pilotes de la Seine, se tenait sur le point le plus avancé de la bruyère de Fatouville, suivant d'un regard anxieux tous les mouvements d'un bateau qui, voiles déployées, semblait vouloir, mais inutilement, luttait contre un obstacle invisible du marin.
- Mon Dieu, s'écria-t-il avec un cri parti du cœur, et en pressant de nouveau son fils sur sa poitrine. Mon Dieu, en reconnaissance de votre divine protection, en échange de la vie de mon fils bien-aimé qui m'est rendu par un miracle de votre inépuisable bonté, je veux désormais ne plus m'écarter de ces parages, je veux être le guide du marin sur ce fleuve perfide... Lui indiquer les écueils à éviter, la route à suivre... Je vous promets de consacrer le reste de mes jours à ce saint labeur.
Le vieux pilote tint parole.
Depuis ce temps, il ne fit plus de course lointaine, il borna ses voyages au trajet de Honfleur à la Roque ; il allait au devant des navires et leur indiquait la route à suivre ; souvent même il prenait le commandement et dirigeait les matelots...
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Lorsque, affaibli par l'âge, il ne put exercer sa pieuse mission, il ne voulut pas que l'expérience qu'il avait acquise fut inutile, il ne voulut pas manquer à la promesse qu'il avait faite à Dieu : chaque jour, dès l'aube matinale, il se rendait sur un monticule, et de ce poste élevé, joignant la parole au geste, il continuait à remplir le saint engagement qu'il avait contracté. Il restait là jusqu'au soir, poursuivant incessamment sa généreuse tâche et pensant à son fils, que parfois, par une illusion chère à son cœur, il semblait entrevoir, à travers le voile diaphane de la brume, au moment où, arraché à une mort imminente, il abordait au rivage et venait se jeter dans ses bras.
La vieillesse devenait de plus en plus lourde pour le digne pilote ; ses sources qui diminuaient chaque jour, le faisaient songer à sa fin prochaine. Il ne craignait pas la mort, il avait toujours craint et honoré Dieu, c'était pour lui l'heure du repos et de la récompense ; mais il songea à ces hommes pour lesquels son existence était si précieuse, à ces âmes qu'il guidait au milieu des obstacles et du danger... Il se prit à regretter le bien qui lui restait à faire... Il regarda autour de lui pour voir s'il ne trouverait pas un successeur dans la noble tâche qu'il s'était imposé ; il pria Dieu de lui venir en aide... Et Dieu ne fut pas sourd à sa voix.
Tout à coup - ô prodige ! ô merveille ! - le vieux bâton desséché sur lequel le vieillard s'appuyait d'ordinaire, s'attache au sol, grandit subitement, se couvre de feuillage ; et, chose plus étrange encore ! L’arbre, peu à peu, prend la forme du vieux marin ; c'est sa taille légèrement voûtée, sa grosse tête disparaissant sous son chapeau à larges bords. Une des branches principales semble s'étendre comme un long bras pour indiquer un point éloigné ; une autre est presque attachée au tronc et semble engager à se rapprocher ; c'est dans cette posture que se tient le vieux pilote lorsqu'il donne des signaux aux navires.
Avant de mourir, il a pu être témoin de ce prodige... Immobile, palpitant d'émotion, il murmure une prière de remerciement au Seigneur... Peu à peu les mots qu'il prononce deviennent moins distincts, ses yeux se ferment... Puis le dernier souffle s'exhale de ses lèvres.
Les marins reconnaissants ont donné à l'arbre le nom sous lequel il désignait leur ancien camarade, il se rappelle le bonhomme de Fatouville, et bien des fois en apercevant le nouvel amer, leurs poitrines se sont oppressées, et des larmes sont venues mouiller leurs paupières.
Aujourd'hui un phare magnifique a remplacé l'ancien amer de l'homme de bois, mais le souvenir du vieux pilote restera longtemps gravé dans l'esprit des habitants du pays.
Émile DUMONT - Légendes et traditions de mon pays
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