LÉGENDES
de
L'EURE


LA CORNE DU DIABLE

L'esprit malin prit successivement la forme d'un ours, d'un lion et d'un hibou, pour éloigner l'évêque de la ville où il venait porter la parole de Dieu ; mais trois fois il fut terrassé.
Il voulut alors prendre sa revanche et trois jours après, pendant que saint Taurin prêchait, il enleva de l'auditoire la fille d'un certain Lucius, qui avait donné l'hospitalité à l'évêque, et la précipita dans les flammes où elle périt à l'instant. Ce ne fut que l'occasion d'un nouveau triomphe pour saint Taurin, qui rappela la belle Euphrasie à la vie, au grand étonnement des spectateurs dont cent-vingt se firent baptiser sur le champ.
Le même jour, il rendit la vue à huit aveugles et la parole à quatre muets.
Loin de se tenir pour battu, après tant de revers, le diable renouvela ses attaques, en renversant la nuit les murs d'une église que saint Taurin faisait bâtir. Pour le coup, le saint perdit patience, et résolut d'attaquer son ennemi corps à corps. La première fois que le diable reparut, il le saisit par les cornes et le secoua si rudement que l'une des deux lui resta dans la main.
On a montré cette corne dans les caveaux de l'abbaye de Saint-Taurin, jusqu'à la fin du siècle dernier, à ceux qui doutaient de la vérité de cette histoire ; et les fidèles, en l'approchant de leur oreille, entendaient distinctement ces mots :
- Taurin, Taurin, rends moi ma corne.

Léon de VESLY - Légendes et vieilles coutumes (1905)

Voulant construire une église, saint Taurin avait fait choix d’un emplacement occupé par les ruines d’un temple des faux dieux. Le démon, vaincu déjà sur tant de points du territoire, et furieux d’abandonner encore ce lieu de refuge, s’ingénia, sans relâche, à troubler le travail du saint. D’ordinaire, le sage évêque supportait, avec une dédaigneuse tranquillité, les malicieux tours de son ennemi ; mais, un jour que celui-ci s’était montré plus railleur et plus tracassier que jamais, le saint sortit tout à coup de sa longanimité, saisit le diable par l’une de ses cornes, et le secoua d’une si rude façon, que la corne en fut déracinée. Le vaincu poussa un hurlement effroyable de rage et de douleur, puis disparut en un clin d’œil, ne s’inquiétant pas, pour le moment, de demander son reste. De son côté, saint Taurin, curieux de conserver son étrange et glorieux trophée, le fit soigneusement déposer dans les souterrains de la nouvelle église. Depuis lors, on entendit, chaque nuit, une voix retentissante, qui s’élevait de ces profondeurs, s’écrier, sur tous les tons de la supplication, du dépit et de l’impatience : Taurin, Taurin, rends moi ma corne ! Malgré ces réclamations énergiques, la corne fut conservée jusqu’au siècle dernier, à l’abbaye d’Evreux, où elle se voyait encore. On assure même que le miracle n’avait pas discontinué, quoique la corne fût devenue plus habituellement silencieuse ; car il suffisait de l’appuyer contre son oreille pour entendre répéter, à travers un mugissement étouffé et plaintif : "Taurin, Taurin, rends moi ma corne !"

Le Chevalier Masson de Saint Amand
Essai sur le comté d’Evreux