Dans une des parties les plus ignorées du département de l'Eure, entre deux montagnes
dont la base forme une profonde vallée, est un petit village caché sous les pommiers
de ses clos et derrière les touffus épais de ses haies. Cette délicieuse retraite,
pays perdu, pour ainsi dire, et dont personne en songe à chercher le nom dans
l'almanach des communes, se nomme Morainville.
Autrefois, plus obscur, plus ignoré encore qu'aujourd'hui, il fut le théâtre d'une simple et touchante histoire que nous allons vous dire.
Paul et Magdelaine étaient nés le même jour, le clos de la mère de Paul joignait celui du père de Magdelaine. Ils n'avaient d'autres richesses que leur maisonnette et un petit coin de terre, mais ils avaient grandi en s'aimant : l'amour est un trésor.
Quand ils eurent dix huit ans, ils le comprirent et ne craignirent pas de se le dire, je ne sais même si ce fut Paul qui prit le premier la main de Magdelaine, et la regarda en souriant en lui disant :
- Tu m'aimes, n'est ce pas ?
Ou si ce fut point la jeune fille qui, un soir après le coucher du soleil, en ramenant ses moutons, se trouvant assise au pied d'un hêtre à côté de Paul, lui dit en passant sa main sur son épaule, comme elle le faisait depuis dix huit ans :
- Je t'aime bien, Paul.
Toujours arriva-t-il qu'ils se le dirent souvent, sans crainte de le répéter ni d'être entendu, parce qu'il leur semblait qu'il était tout naturel de s'aimer ainsi, parce que leur conscience leur disait qu'ils faisaient bien, parce que Magdelaine était une bonne et sage jeune fille sans coquetterie, sans vanité ; parce que Paul, de son côté, n'avait qu'un désir, entendre le pasteur du village lui donner son amie devant Dieu.
Ce jour ne devait pas tarder, les fiançailles avaient eu lieu à l'église, on faisait les préparatifs de la noce.
Un soir, les deux amants revenaient tout joyeux des champs, en causant de ce beau jour qui s'annonçait. De loin, ils entendirent des sons d'instruments et une grande rumeur sur la place de réunion du hameau ; ils accoururent. La foule était assemblée autour d'une chaire de pierre grossièrement façonnée, d'où se faisaient les ordonnances publiques, et dans les cérémonies les prédications du pasteur. Un vieux moine, un crucifix à la main, annonçait comme quoi :
"En vertu des bulles du Très Saint Père de l'Église, le pape, et les licences du très chrétien prince, fils de l'Église, Loïs neuvième, il est octroyé à tous sujets d'icelui d'aller se battre contre les infidèles et Sarrasins."
Suivait un long détail du nombre d'années, du titre des indulgences et des rémissions données aux croisés pendant cette vie et contre le purgatoire.
Le missionnaire, après avoir expliqué les bienfaits des indulgences, finit par exhorter pathétiquement les campagnards à marquer leur épaule de la croix rouge.
- Clément IV leur permettait de reverser leurs mérites, même sur les déconfés et les intestats.
Il déploya toute l'éloquence par laquelle ces apôtres entraînaient la population.
Beaucoup de ses jeunes auditeurs ne pouvaient résister à ces séduisantes paroles ; parmi ceux-ci se trouvèrent Paul et son frère Joseph.
Qui se figurera le désespoir de Magdelaine à cette nouvelle !
- Il ne m'aimait donc pas, s'écriait-elle en pleurant, je l'aimais tant moi ! Mon Dieu, voudriez vous me punir d'avoir trop aimé ?
Elle étouffait de larmes.
- Magdelaine ?
Elle se retourna, puis vivement cacha sa tête dans ses mains et voulut paraître forte.
- Ma bonne Magdelaine, je vais partir, te quitter, mon amie, te laisser ici avec ton titre de fiancée, et tu m'en voudras... Me pardonneras-tu, Magdelaine ?
- Laisse moi ! Pars, laisse moi !
Ses larmes coulèrent de nouveau, il glissa sa main sur ses lèvres.
- Ne pleure pas, je t'en conjure, tu me ferais oublier, tu me ferais maudire mes promesses, trahir mes serments.
Ils sortirent de la chaumière et s'en allèrent au haut de la colline, ils s'assirent sous un vieux hêtre.
- Mon vœu est pour deux ans, dit le croisé qui se serait repenti de sa détermination sans le sentiment religieux dont il était dominé ; tu entends : rien que deux ans, parce que, mon amie, j'ai voulu te donner en mariage autre chose que mes terres et ma maison, je veux devenir chevalier, et alors tu porteras mon nom. Si pourtant la fortune ne répondait pas à mon ardeur, le terme de mon engagement expiré, je reviendrai t'offrir la main de Paul, pauvre et manant ...
Serait-il invraisemblable de dire que la perspective d'épouser un chevalier fit quelque chose au cœur de la fiancée ?... Mais ce sentiment passa peu sensible, au milieu de tous ceux qui se heurtaient et se croisaient dans sa tête, elle se mit à genoux, Paul l'imita.
- Mon ami, promets toi à ma patronne, si elle permet que je te revoie, de lui élever ici, avant de nous marier, une chapelle.
- J'en fais le vœu !
- E si la mort arrivait sur l'un de nous avant notre union, celui qui resterait, ferait planter une croix à la place de ce hêtre.
- Je le promets aussi, ma bonne Magdelaine. Paul soupira et ajouta avec effort : si dans trois ans, je ne suis pas revenu, ta foi t'est rendue... Ne m'attends plus...
- Paul ! Paul !
- Je le veux et je t'en prie, ma fiancée ! Que je te donne encore une fois ce titre, cela me fera du bien !
Les adieux furent pénibles, mais le missionnaire exhorta tout le monde à l'espoir, à la résignation. Cependant Paul et son frère tournèrent un regard bien triste vers le clocher du hameau.
Les esprits chagrins et faibles, les cœurs tendres et affligés sont souvent en proie aux pressentiments. Plus l'étreinte de ce mal est vague, plus elle est horrible. C'est en vain qu'on veut les secouer, s'y soustraire, ils s'attachent à l'âme et la torturent d'inexprimables tourments.
Madgelaine en entrant dans la chaumière, voulut reprendre ses occupations, mais renversa une tasse de lait qu'elle portait à sa mère.
- Mon Dieu, dit-elle, cela nous portera malheur, j'en suis sûre, il ne reviendra pas !
Depuis lors le souvenir de cet accident qu'elle eut laissé passer inaperçu en d'autres temps, lui sembla un présage sinistre.
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Le temps s'écoulait lentement ; elle comptait chaque semaine, chaque jour, chaque heure ; les semaines, les jours, les heures avaient passé, n'apportant que rares et vagues les nouvelles des guerres lointaines. Aussi les joues de Magdelaine avaient diminué et pâli, sa taille si gracieuse auparavant était devenue frêle ; ses larmes continuelles avaient terni les larmes de ses yeux ; ses mains étaient minces et diaphanes, et pourtant ce marasme physique était rien en comparaison des tortures de son cœur !
Trois années s'étaient écoulées ainsi depuis le départ du croisé, lorsqu'un soir, on vit entrer au hameau un pauvre pèlerin, portant un ruban noir à son bourdon. Bientôt on reconnut Joseph !... La joie éclata, puis on lui demanda ce qu'était devenu son frère ? A cette question le visage du pèlerin se couvrit d'un nuage, il raconta ses pénibles combats, il dit en levant le front que le roi avait lui même armé Paul chevalier. A ce nom chéri une larme coula de ses yeux.
- Les infidèles nous poursuivaient vivement ; mon frère voulut rallier nos compagnons, il se retourna vers l'ennemi, hélas ! sous mes yeux, il tomba percé d'un coup de javeline...
Trois jours après, le vieux hêtre de la montagne faisait place à une croix noire. Puis, chaque soir, on vit à la clarté des étoiles, une forme se dessiner sur le coteau, gravir lentement, y demeurer longtemps à genoux au pied de ce tombeau sans cadavre.
- Oh ! disait-on en hochant la tête, il faut des morts au cimetière... La pauvre Magdelaine a peut-être fait dresser là son monument.
Mais on se disait bien bas ces tristes paroles, car Magdelaine était si bonne et si malheureuse que tout le monde l'aimait et la plaignait. Chaque fois que le pasteur unissait deux amants :
- Priez Dieu pour Paul, disait-il, que son âme soit en paix, que Magdelaine soit heureuse.
Les jeunes femmes essayaient de la consoler avec toute la naïveté des champs, avec toute la délicatesse de leur sexe. Hélas ! le temps avait beau passer, les années s'écouler, les jeunes femmes épuiser leurs consolations, Magdelaine était recueillie, mélancolique, elle ne pleurait plus, mais elle priait beaucoup, et chaque soir elle faisait sa promenade au calvaire. En vain des jeunes gens avaient essayé doucement de s'approcher d'elle, de la distraire pour eux de ses souvenirs, elle les conjurait de ne pas insister parce que la fiancée de Paul, n'ayant pu être à Paul, serait à Dieu.
Un jour le pasteur lui dit :
- Mon enfant, vous êtes coupable de vous consumer ainsi par votre propre volonté ? Le ciel vous fait un devoir de conserver la vie. Vous m'avez abandonné la direction de votre âme, eh bien ! je vous conjure, Magdelaine, de prendre pour mari le fils du sacristain, Victor. Il est de votre âge, il a quelques terres que sa place exempte de la dîme. Je vous prie, ma bonne Magdelaine, de devenir sa femme.
- Oh ! Non, ne me demandez pas cela.
- C'est d'après le désir de votre mère que je vous parle... Il ne faut point passer ses jours dans les rêveries et les contemplations qui deviennent insensées. Il faut savoir les bien employer.
Magdelaine se prit à pleurer.
- Ne pleurez pas, le bonheur qui vous fuit depuis six ans, peut revenir pour vous, car je vous le dis, le bonheur vous serait encore possible.
Le soir, la pauvre fille resta plus longtemps qu'elle n'avait coutume au pied de la croix, elle pleurait, elle sanglotait, elle n'avait plus la force de prier. Enfin d'épuisement elle s'assoupit, elle sentit ses forces s'en aller, elle espéra mourir.
Mais, ô prodige ! Pendant cette défaillance, son esprit eut comme une vision.
- Magdelaine, lui disait une voix surnaturelle, celui qui console les affligés veille sur toi ! Tu as assez pleuré, sèche tes larmes, prépare tes habits de fête !
Elle se réveilla. Mais un cri d'effroi lui échappa, ses yeux se fermèrent de nouveau, un tremblement convulsif agita tous ses membres. Pendant sa léthargie, un homme couvert d'un large manteau était arrivé près du calvaire, s'y était arrêté, l'avait examiné, pensif, puis surpris de voir une femme étendue sur le sol, s'était agenouillé près d'elle et s'efforçait de la ranimer. Enfin elle reprit connaissance :
- Mon Dieu ! mon Dieu, s'écria-t-elle, protégez-moi !
A cette voix l'étranger devina tout.
- C'est moi, Magdelaine, moi je reviens ; je ne suis pas mort, mon amie ; je suis Paul, ton fiancé ! Entends tu !
- Paul, s'écria la fiancée, Paul !... Oh ! Non, c'est impossible, Dieu ne l'a pas voulu ! Paul, il est mort !... Et moi, moi, je me marie demain avec un autre !
- Au nom de Dieu, reviens à toi ! Oh ! Rappelle ta raison, regarde moi !... Mais tu ne me reconnais donc plus !... Il jetait son manteau et sa toque, et la lune faisait briller sous ses rayons les broderies de son costume de chevalier.
Elle le reconnut, mais loin d'être joyeuse.
- Vois-tu, soupira-t-elle, ces feux de joie allumés dans la vallée ; sais-tu ce qu'ils annoncent !... Demain matin, je serai la femme d'un autre !...
- C'est impossible !... Oh ! Non, j'arrive assez tôt pour empêcher cette union ! Tout le monde reconnaîtra mes droits. Ne suis-je pas chevalier comme je te l'avais promis, et n'est-ce pas un titre qui mérite quelques égards ! Demain donc, ce sera moi que tu épouseras !
- Dieu soit loué, mais tu oublies notre vœu ; une chapelle à ma patronne doit être bâtie avant notre union !
- Nos amis nous aideront.
Il disait vrai. Une heure après le village entier travaillait à élever un arceau à la place de la croix noire : le lendemain au lever du soleil, sainte Magdelaine avait un autel de plus.
Le titre de chevalier que Paul avait gagné par sa bravoure avait été son salut car lorsque blessé par les infidèles il était demeuré sur le champ de bataille, ceux-ci l'avaient relevé, et sachant que tous les chevaliers payaient une riche rançon, ils n'avaient épargné pour sa guérison ni soins, ni remèdes. Sa blessure fut donc guérie, mais partageant le sort de bien d'autres de ses frères d'armes, il fut longtemps retenu par les Sarrasins.
Son cœur avait bien souffert à lui aussi, il avait chèrement acheté le bonheur qu'il retrouvait enfin. Mais il revoyait Magdelaine, leur chagrin à tous les deux était effacé.
Le vieux pasteur en unissant les époux dans la chapelle qu'ils avaient élevée, rendit grâce au ciel en répétant le cantique de Siméon, sur l'étendue de la miséricorde du Seigneur.
Octave FÉRÉ - Légendes et traditions de la Normandie (1845)
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