LÉGENDES
de
L'EURE


DEUX MOINES

Par une délicieuse matinée de printemps, avant que l'angélus eût sonné au monastère voisin, aux premiers chants de l'alouette, belle et riante, une jeune fille traversant un sentier dans la campagne d'un hameau voisin de Brionne, s'avança jusqu'au bord d'une fontaine ombragée par une touffe de saules et d'épines blanches. Elle s'assit sur une pierre couverte de mousse et se livrant aux plus douces rêveries, rêveries d'amour, elle attendit celui qui faisait l'objet de ses pensées heureuses. C'était un rendez-vous. Entrevue bien innocente, celui qui allait venir était son fiancé. C'était Carl, le plus beau, le meilleur jeune homme du pays, fier comme un gentilhomme, brave comme un soldat. Oh ! Oui, fier comme un gentilhomme, et si c'était une qualité, c'était aussi un malheur, car ardent et violent, son instinct d'indépendance avait dès son berceau été froissé par les limites infranchissables d'une condition trop humble pour l'élévation de ses idées ; il n'avait jamais ployé sous le joug qu'en frémissant d'impatience, et ses velléités d'insubordination avaient un jour attiré sur sa tête un effroyable malheur.
Son suzerain, sire Olyvier de Montgommery, ayant eu fantaisie de lever une troupe d'hommes d'armes pour guerroyer à son bon plaisir et dévaster, autour de son domaine, châteaux et monastères, il avait refusé de faire partie de cette troupe de bandits, disant qu'il voulait bien être soldat, mais qu'il ne serait jamais voleur de grand chemin. Cette réponse, rapportée à Olyvier, avait suffi pour le jeter dans une telle fureur que sur l'heure il se fit conduire chez le vassal rebelle. Le père du coupable, vieillard aux cheveux blancs, pour lequel Carl eût donné vingt fois sa vie, était seul. Pénétrant le danger qui menaçait son fils, il refusa d'indiquer sa retraite.
- Et bien, tu paieras pour lui, obstiné vieillard, cria le suzerain.
Il fit un geste, ses gens s'emparèrent de la victime. Un d'eux monta sur un arbre qui ombrageait le seuil de la chaumière, passa une corde à nœud coulant à l'une des branches. 0n y hissa l'infortun‚ et l'horrible bande s'éloigna en chantant un refrain impie.
Le premier objet qui frappa les regards du jeune homme, revenant au logis, fut le cadavre encore tièe de son pèe bien-aimé. Désespéré, frappé au cœur, il s'enfuit, épouvanté, à travers la campagne ; il marcha le jour, il marcha la nuit. Et vint, un soir, tomber, épuisé aux portes d'un couvent des environs de Brionne. Recueilli par les moines, il revint à la vie. Touchés de son malheur, il lui fit faire, sur leurs terres, une chaumière et un champ et c'est au bout de trois ans que nous le retrouvons, s'essayant d'oublier ses dévorants souvenirs par une tendre liaison.
En arrivant près de Marie, il passa son bras autour de sa taille et déposa un baiser sur son front. Il s'assit à son côté, puis ils causèrent de basses et charmantes choses comme on en dit quand on s'aime, quand on s'aime beaucoup, sans remords. Sous trois jours, ils devaient être unis.
- Ce bonheur là est si grand, que je ne sais si je dois y croire.
- Allons, mon ami, allons, sois plus joyeux, ne désespère plus de Dieu.
- Oh, vois-tu, reprit-il avec une peine qui serra le coeur de Marie et en fronçant ses noirs sourcils et son front ridé déjà, malgré sa jeunesse, c'est que je ne crois que le bonheur me soit permis ici-bas ! C'est que si je suis heureux… mon père ...
- Carl, ne m'avais-tu pas promis de ne jamais parler de ces choses ? - Tu te trouves malheureux quand ton amour fait ma joie. - Oh ! Pardon, oui, j'ai trouvé sur la terre un bonheur, toi! Toi, qui as bien voulu me donner de l'amour pour mon adoration. Mais, à chaque pas de ma vie, j'ai toujours rencontré une barrière entre le bonheur et moi... Je crains de te perdre ! - Mais je suis fou ! tu es à moi, tu es ma fiancée, dans trois jours, tu seras ma femme !
Elle le regardait avec ardeur, avec respect, elle aimait son front inspiré, l'exaltation de ses traits.
- Oui, je t'aime à ce point, que j'en oublie parfois... Dieu me le pardonne ! que j'ai un père un crime à punir, un père à venger ! - Carl, si tu veux que je sois tienne, jure moi d'oublier !...
- Oublier, Marie ! le pourrais-je ?... Eh ! pourtant, puisque tu le veux, je… je n'oublierai pas, mais je pardonnerai ! - Oui, je dois bien au ciel quelque chose, pour m'avoir regardé en pitié ; je te dois quelque chose pour ton affection ; je te le jure, dès que nous serons unis, je ne chercherai plus à tirer vengeance du misérable... Oh ! mon pauvre père !
Tout à coup des pas de chevaux se firent entendre ; les deux jeunes gens aperçurent à une petite distance une poignée d'hommes d'armes, cheminant le long de la colline. Ils marchaient assez mal en ordre, se dirigeant vers la fontaine qui coulait près de la route. Il n'y en avait qu'un dont la visière fût baissée ; ils chantaient un noël joyeux ; c'était évidemment la bande de quelque seigneur des environs.
- Dieu veuille, dit Carl à demi-voix, que ce ne soient pas les soudards d'Olyvier. J'ai ouï dire qu'ils rodaient dans le pays. Ce nom d'Olivier ne sortit de sa bouche qu'avec un horrible effort, et ses poings se contractèrent.
- Carl, s'écria la jeune fille en lui serrant le bras par une sorte de terreur instinctive, fuyons !
Mais ils n'en avaient pas le temps.
- Si tu as peur, Marie, retire toi derrière ces buissons ; pour moi je ne crains rien, et après tout nous nous inquiétons peut-être à tort.
Leur appréhension n'était cependant que trop bien fondée. Les crimes de toute espèce que se faisaient gloire de commettre alors les hommes d'armes aux gages des seigneurs particuliers, les déprédations qu'ils exerçaient impunément à l'abri du nom de leur maître, faisaient toujours redouter leur approche.
- Ohé, manant, que fais-tu ici ? s'écria un des soldats en passant devant la fontaine.
- Moi, mes maîtres, je vais à mon ouvrage.
Celui qui avait la visière baissée, et paraissait être le chef, prit la parole :
- L'abbé du Moustier, il indiquait les tourelles au haut du coteau, est-il chez lui ?
- Je ne saurais vous dire, Messire.
- Allons, parle et parle bien sinon ...
- Mais, Monseigneur, comment pourrais-je savoir ce qui se passe au monastère ?
- Ho ! de par le diable, tu parleras !... Si l'abbé se cache, comme je le crois, pour ne pas me payer les cinq marcs d'or qu'il me doit ; vous serez pendus ensemble ! - Tu es sans doute serf du couvent ?
- Oui, Monseigneur, mais en vérité, j'ignore ce que vous me demandez.
A ce moment, un des hommes d'armes poussa un éclat de rire strident, et, mettant pied à terre, il passa derrière le bouquet de buissons, fit sortir Marie, que sa robe blanche venait de trahir.
- Monseigneur, fit-il avec un ignoble sourire, il n'est pas étonnant que le drôle ne sache rien de ce qui se passe au couvent, il a bien d'autres affaires !
Carl fit un bond pour s'élancer entre sa fiancée et le soldat ; mais celui-ci le repoussa si rudement d'un coup de son gantelet de fer sur la poitrine, qu'il le renversa.
- Avancez, ma jouvencelle, dit le chef, vous étiez donc en rendez-vous d'amour ?
Si le soldat ne l'eût soutenue elle fût tombée, tant elle était saisie par la terreur. La voix lui manquait, elle balbutia avec peine :
- Je venais parler à mon fiancé.
- Ce rustre, ton fiancé ! Ce serait grand dommage ! C'est moi qui serai ton mari. - Tu m'accompagneras, ma charmante ; grâce à tes beaux yeux, je n'irai pas aujourd'hui au moustier. —Ramelfe, aidez à la belle à monter sur votre palefroi, vous irez bien à pied pour l'amour d'elle.
- Messire, s'écria-t-elle en se sentant saisir par le soldat, je vous en conjure, prenez pitié de moi !
- Du courage donc, tu es, par ma foi, trop heureuse !… Il l'enlevait dans ses bras.
- Mon Dieu ! Mon Dieu, prenez-moi en pitié, s’écria-t-elle, en se sentant mettre sur le cheval, car ses faibles efforts ne pouvaient rein contre les bras vigoureux de son bourreau.
Deux hommes d’armes, dont l’un prit la bride du cheval, se placèrent à ses côtés.
- Monseigneur !... Oh ! par pitié ! oh ! vous ne m’emmènerez pas, n’est-il pas vrai !... Mon Dieu ! mon Dieu ! - Carl ! Carl ! viens à mon aide !
Un infernal éclat de rire des soldats répondit à ses pleurs, à ses prières.
- Allons ! en route ! Je te réserve plaisir et joie ! En route !
Le cavalier leva sa visière en se tournant pour donner un coup d’œil à ses hommes. A cet instant, Carl ouvrit les yeux et l’aperçut.
- Malédiction ! c’est encore lui !
Il fit un effort violent et se leva, mais quand il voulut s’élancer après eux, ils avaient pris le galop. Il resta plus d’une heure dans une profonde méditation, puis tout d’un coup secoua la tête, et repris le chemin de sa chaumière.

Trois jours se passèrent, pendant lesquels son ressentiment mûrit et fermenta dans sa tête. Je ne saurais dire tous les plans de vengeance qui étaient entrés dans son esprit, toutes les pensées qui l’avaient agit. - Il avait rêvé, en trois jours, plus de vengeances qu’il n’aurait pu en épuiser durant un siècle.
Tout à coup, il aperçut sa fiancée debout sur le seuil. Un cri d’étonnement lui échappa :
- Marie !
- Oui, moi, Carl !... son accent était profondément triste, ses traits pâles, décomposés, portaient l’empreinte d’une horrible souffrance. - Oui, moi, qui viens te demander une grâce que tu m’accorderas, n’est-ce pas ?
Il s’avança vers elle, mais elle se retira :
- Ne me touche pas ! Je suis indigne de toi ! Je n’implore plus qu’une grâce...
- Parle.
- Elle te coûtera à m’accorder. - Tu sais tout, n’est-ce pas ? - Tu sais... O mon Dieu ! tu sais que je ne puis plus prétendre à ton amour.
- Marie !
- Oui, honte et infamie ! voilà ce qui m’est arrivé, honte et infamie sur mon front, puisque ce maudit l’a touché de ses lèvres !
- Ne parle pas ainsi... c’est sur lui qu’il y aura malheur !
- Et moi, crois-tu que je puisse vivre à présent ? crois-tu que je soutiendrais l’existence, quand il me faudrait détourner mes regards des tiens pour ne pas rougir ? Non ! non !
- Que veux-tu donc, enfin ? - Il était agité d’un tremblement convulsif ; la fièvre le dévorait, il avait le délire. - Ce que je veux ? La mort...
- Tu as raison, tu as raison ! Oh ! par l’enfer, tu seras satisfaite.
- Allons, ami, dit-elle en tombant à genoux, tu sais ce que j’attends de toi ; vois, je suis si faible que je n’ose me frapper moi-même !
- Marie ! Il la traîna devant une image du Christ, attachée au fond de la chaumière. C’était aujourd’hui que nous devions être unis... T’en souviens tu ?
- Oui, et c’est pour cela que je veux mourir.
- Oh ! tu mourras, tu mourras ! mais je jure, par le Christ, qui entend et reçoit les serments ; je jure, par l’honneur qui t’a été ravi, par ton sang qui va couler martyr... je jure par les cheveux blancs de mon père, attachés à un gibet, que tu seras vengée !
- Carl, crois-tu que je sois coupable aux yeux de Dieu ?
- Aux yeux de Dieu et aux miens, non, non ! mais à ceux du monde, oui ! Oh ! rage et enfer ! Conçois-tu que l’on dirait en te voyant passer : Voici la maîtresse d’Olyvier de Montgommery ; c’est la femme de Carl... Pourrais-tu ne pas mourir de honte, si ces mots frappaient jamais ton oreille ? Et moi... pourrais-je ne pas fermer, avec mon poignard, la bouche qui les prononcerait ! O Marie, Marie ! il faut du sang ! - Ses yeux étincelaient, sa poitrine battait horriblement ; ses cheveux étaient hérissés. - Tiens, meurs, mais ton âme soit en paix !
En même temps tirant son poignard de son justaucorps, il l’enfonça dans le cœur de sa fiancée, qui tomba sans vie. - Il se baissa, pria quelques temps, puis retirant le fer de la plaie, il le remit au fourreau, déposa un baiser sur les lèvres de la morte, et sortit pour jamais de la chaumière.

Dans un grand appartement, sur une table de frêne grossièrement sculptée, était posée une épée à poignée d’or, d’un travail précieux, donnée jadis par un roi à Olyvier de Montgommery, chevalier d’une race déjà illustre. Le long de la muraille étaient appendues les pièces d’une riche armure : un casque, une cotte de mailles, des brassards, des cuissards; des grenouillères, toutes choses exécutées par d’habiles artisans.
Ces armes étaient celles d’un jeune homme assis en ce moment près de la table. - Ses traits offraient au premier abord quelque chose de gracieux, d’agréable, d’insouciant même ; il semblait ne devoir guère songer qu’à ce qui remplissait une partie de sa vie, aux plaisirs, aux combats. Mais si un physiologiste un peu expérimenté eût observé son front, il aurait infailliblement accusé de la dissimulation, peut-être de la cruauté dans les brisures de certaines lignes, dans leur direction. - Il y avait aussi dans ses yeux un éclat fauve qui se trahissait à l’aspect de plus fortunés que lui, car s’il avait un beau nom, Olyvier n’avait pas de grands biens, et encore ses folles prodigalités les lui avaient tous fait aliéner.
- De l’or ! murmurait-il, il me faut le sien, enfin !
Il se leva comme agité d’une de ces idées que l’on a horreur d’avoir conçues.
- Oui, ajouta-t-il ; j’attends depuis assez longtemps ! il faut maintenant que je sois riche et heureux !
Ceignant son épée, il sortit d’un pas mal assuré. Si méchant que l’eût fait la nature, on a trop d’honneur à l’âge qu’il avait alors, pour accomplir de sang-froid un crime infâme. Il s’en alla chez son cousin Arnould, son frère d’armes, membre d’une famille illustre aussi, car il était l’un des neuf petits-fils de Guillaume Tallevas. Comme Olyvier il était jeune, mais il n’avait pas ses dehors favorables pour cacher ses vices. Ses traits étaient durs, sa longue barbe noire lui donnait un air sauvage, sa voix était rauque. Sa réputation ne valait pas mieux que sa personne, le nom d’Arnould de Montgommery était exécré partout comme celui d’un guerroyeur féroce, d’un allié infidèle. Ce que les chroniques nous en disent, nous le fait assez connaître pour un de ces terribles seigneurs, qui se battaient sans cesse, envers et contre tous, s’enrichissaient de rapines, incendiaient, massacraient en toute occasion. La fortune que lui avait donnée sa famille ne pouvant satisfaire à ses excès ; dès qu’il avait pu tenir une épée, il s’en était servi pour s’enrichir, sans marchander sur la loyauté des coups qu’il frappait. On comprend que trouvant qui lui ressemblât si bien, Olyvier avait dû s’en rapprocher. Il avait d’ailleurs jeté les yeux sur ses biens, dont il devait hériter en cas de mort, déjà il lui tardait de posséder son or, ses propres déprédations ne lui suffisaient plus.
- Arnould, n’y a-t-il pas assez de temps que nous sommes au repos ? lui dit-il. - En vérité, cousin, l’on dirait à nous voir oisifs, qu’il n’y a plus de couvents, de nonnains pour les chevaliers, plus de celliers d’abbaye pour les hommes d’armes ! - Ni plus de vases précieux dans les sacristies, ajouta-t-il plus bas en se penchant à son oreille.
- C’est la vérité, Olyvier ! j’y songeais tout à l’heure ! et si tel est ton avis, tu m’accompagneras contre ce maudit Hugues de Carentan ; nous verrons si ses soldats valent bien les nôtres.
Olyvier s’en retourna content, Arnould allait se jeter dans de nouveaux périls... Le plan qu’il avait tracé, dont lui-même avait frémi... vous l’avez sans doute deviné, - c’est la mort de son cousin !
Le sire de Carentan n’avait jamais offensé même le dernier des vassaux d’Arnould : cela ne les arrêta pas. - A la tête de leurs hommes d’armes, poignée de bandits sans aveu, de forbanis, comme les appellent les chroniques, ils entrent sur les domaines de Hugues. Il y avait sur leur route un petit enclos sans issue, où une pauvre recluse, par une dévotion commune alors, s’était séquestrée du monde. Elle jouissait d’une grande réputation de sainteté, chacun dans le pays la regardait comme une prédestinée.
- Ca vite, enfonçons les barricades !
Les soldats ne se pressaient pas d’obéir ; la grossière superstition du temps leur faisait regarder comme un être surnaturel, quiconque exagérait les pratiques ordinaires de la religion. Ils eussent plus volontiers pillé une abbaye, que violé l’enclos de la veuve. - Enfin ils avancèrent, quoique avec répugnance, puis animés de leurs excès, sans égard pour les prières de la pauvre femme, ils enlevèrent tout ce qu’elle possédait, si peu que ce fût.

- Monseigneur, s’écria-t-elle en se jetant aux pieds d’Arnould, prenez-moi en pitié
Et comme il ne lui répondait que par des éclats de rire :
- Monseigneur, dit-elle en se relevant, la main vers le ciel ; j’en appelle à Dieu !

Le ton dont elle prononça ces mots fit tressaillir les soudards ; mais Olyvier qui était derrière Arnould, affecta de se moquer de cet anathème, avec un ton véritablement satanique.
A peu de distance était une grande métairie, dont les habitants s’enfuirent à leur approche. Ils y entrèrent, et comme la nuit venait, ils s’installèrent dans une salle basse dont la porte donnait à l’extérieur, et dont la fenêtre était percée, presque au niveau du dallage, sur une cour.
Tandis qu’ils étaient à table, animés déjà par le vin qu’ils faisaient couler largement, les varlets et les hommes d’armes s’étant retirés pour chercher à coucher dans les granges et les greniers, plusieurs coups retentirent à la porte.
- Qui frappe ? s’écria Olyvier.
- Un pèlerin qui demande à passer la nuit.
- Nous ne logeons pas sous même toit que semblable espèce.
Cependant le moine insistait avec prières, Olyvier ouvrit brusquement la porte.
- Sachez, dit-il rudement, que nul n’a coutume de demander asile à Arnould, ni à Olyvier de Montgommery. - A ces deux noms le moine se signa. - Ha ! ha ! ces noms vous effraient, mon vénérable frère !
Il referma la porte.
Le repas était à peine fini, qu’Arnould se sentant fatigué, se jeta sur la couche préparée au fond de la chambre ; une lampe y répandait une lumière vacillante et douteuse. Olyvier, retiré dans un angle, semblait absorbé dans de profondes réflexions. Parfois, comme par un mouvement nerveux, il portait la main à la garde de son épée, mais il la retirait vivement. Il se promena dans la chambre, violemment agité.
- Olyvier, dit Arnould en sortant de son assoupissement ; il fait bien chaud ici ; je ne saurais dormir, ouvre la fenêtre, je te prie.
Olyvier alla machinalement ouvrir la croisée. L’air était calme ; le ciel bleu laissait scintiller les étoiles, un silence solennel planait sur la campagne. Le jeune chevalier s’appuya contre la traverse de la fenêtre, aspira l’air frais ; une de ses mains s’étant portée dans son justaucorps, y étreignit une petite fiole d’argent ; - la fraîcheur de la nuit calmait le feu de ses tempes ; - sa main lâcha la fiole et s’appuya sur son coeur. - La brise jouait avec ses cheveux.
Arnould se tournait sur sa couche, sans pouvoir trouver le sommeil.
- Olyvier, dit-il de nouveau, puisque tu es encore debout, ne pourrais-tu me donner un verre d’eau, j’ai la gorge brûlante.
Le jeune homme prit sans répondre la lampe à sa main ; bientôt il rentra avec une coupe pleine ; ses yeux étaient ardents comme ceux d’une bête fauve. - Arnould hésita un instant à prendre le vase, puis ils s’y décida. A peine il eut tout bu, qu’il poussa un rugissement affreux.
Devant la croisée apparut dans la cour une forme humaine, qui se tenait les bras croisés, immobile et sombre comme une apparition fantastique. Olyvier ne l’aperçut pas, car au cri de son cousin, il s’était élancé sur lui. Il l’arracha de sa couche, hors d’état de résister, dévoré qu’il était par un poison violent... Il étreignit sa gorge de ses deux mains en appuyant le genou sur sa poitrine... En proie toujours à son affreuse exaspération, il prit le cadavre raidi et défiguré, le replaça sur sa couche, releva les escabeaux qui avaient été renversés dans la lutte, promena ses yeux autour de la pièce, en tournant le dos à la fenêtre, et faisant un geste plein d’une horrible confiance, il dit, comme s’il se trouvait soulagé d’une inquiétude :
- Allons ! nul ne le saura !
- Tu oublies Dieu... et moi, dit une voix sourde à son oreille.
Il se retourna vivement et aperçut s’éloignant à grands pas un homme couvert d’une robe de pèlerin : celui auquel il avait refusé l’hospitalité. Il lança contre lui une imprécation et fit un mouvement pour s’élancer à sa poursuite, mais la force lui manqua.
Le lendemain, le bruit se répandit et nul n’osa mettre en doute l’exactitude du fait qu’Arnould de Montgommery avait été, en punition de sa profanation de la veille, frappé miraculeusement de mort pendant son sommeil.

C’est une affreuse chose que le remords ! cela tourmente votre sommeil et pèse comme du plomb sur vos rêves ! cela est comme une fourche caudines qui vous poursuit partout, sous laquelle votre front se doit incessamment courber ! En ce temps-là, ils s’étaient imaginé qu’en revêtant un froc de pénitent sur un corps souillé d’abominations, qu’en passant un froc de moine sur une excoriée d’iniquités, la conscience de la faute s’évanouirait ! Pauvres gens ! Ils ne se faisaient pas faute de forfaire, ils péchaient avec la préméditation de bien faire plus tard. - Plus tard, le remords les saisissait, les étreignait, les tuait !
Ce faut ainsi qu’environ dix ans après l’événement que nous avons rapporté, Olyvier résolut de quitter le monde et se rendit moine à la fameuse abbaye du Bec. Il espérait trouver dans le calme du cloître, la pais qui manquait à son âme ; il comptait, par la tranquillité d’une vie paisible et uniforme, apaiser les brûlantes et vivaces tortures qui le déchiraient, depuis la nuit terrible où il avait mis le comble à ses crimes. IL pensait aussi se dérober à une terreur qui le poursuivait, à la crainte de rencontrer le terrible témoin de son forfait. Cette ombre bizarre, dont il n’avait pu distinguer le visage, le poursuivait sans relâche. Il n’osait faire un pas, prononcer une parole, avancer un geste ne public, sans trembler de voir un bras s’étendre entre lui et l’assemblée, d’entendre un témoin révéler ce qu’il avait vu. Il lui paraissait impossible que cet homme ne revînt point le trouver. Sous cette fatale pensée, il avait, dix ans durant, cherché à réparer le mal qu’il avait commis ; il avait changé sa vie et ses mœurs ; il était devenu humain, bienfaisant, secourable, sans pouvoir oublier ; enfin, de désespoir, il s’était fait moine, espérant qu’en renonçant au monde, tout serait fini entre le monde et lui. Erreur cruelle ! - Un instant, quand il se vit loué, révéré pour sa vertu, exalté pour sa dévotion ; quand il vit les autres religieux chercher à imiter ses pieux exemples, il eut le sentiment de vanité, puis la vérité revint l’accabler.
Voilà pourquoi la robe de laine ne lui donna pas le calme qu’il n’avait pas trouvé sous la cuirasse : il avait pu changer d’habit, mais non de coeur ! Il avait pu passer un manteau sur son corps, mais on ne passe pas aussi facilement une éponge sur une tache de sang.
Oh ! que de longues nuits sans sommeil il subit dans sa cellule, sur une couche bien dure, saisissant dans les mille bruissements des atomes, des soupirs étouffés ; et les sanglots de sa victime dans la sombre voix de l’orage et des vents, quand l’ouragan ébranlait sa frêle croisée !
Et ce n’est pas tout ; il y avait un des frères, un homme qui était entré au couvent huit jours après lui, dont l redoutait la présence. Jamais, cependant, un mot, un geste de celui-ci n’avaient parlé contre lui ; loin de là, c’était un admirateur enthousiaste de ses mérites ; il se recommandait le plus à ses prières, le louait le plus de ses bonnes actions ; mais Olyvier avait cru saisir dans son regard une ironie amère, qui l’avait fait frissonner ! Les paroles louangeuses de cet homme s’enfonçaient dans son coeur comme un poignard dans une plaie ; ce regard perçant le suivait partout comme un remords.
Un jour que c’était à lui à réciter les prières, arrivé à ce verset : « Ecce iniquitatem meam tu scis, et peccatum meum contrà me est semper », il leva les yeux et rencontra ceux du frère Joachim fixes et graves ; une convulsion nerveuse lui étreignit la poitrine, fit remonter son sang à sa tête ; le livre lui échappa ; on le porta sans connaissance dans sa cellule.
Quand il revint à lui, il sentit une main qui guettait les battements de son pouls, c’était Joachim qui le veillait.
- Dieu soit loué, s’écria celui-ci, la lumière de la communauté est revenue à la vie ! O mon frère ! que votre mal nous a tous affligés ? Que serions-nous devenus, si la mort eût ravi au monde l’exemple de votre sincère piété ? - Mon frère, Dieu sait que je ne suis qu’un pécheur, épargnez-moi ces éloges que je ne mérite point.
- Ce que Dieu sait, mon frère, c’est que l’humilité est une grande vertu !
Et ainsi, pendant une heure, il prodigua des éloges et des flatteries dont l’autre gémissait. - Sans doute, à cet homme, il lui fallait plus que la vie d’Olyvier, car il lui donnait mille morts...
Cependant les austérités du monastère, la rude vie du pénitent, les longues veilles, les jeûnes n’avaient pu détruire le naturel de l’ancien guerroyeur ; le frère Arsène, obsédé et poursuivi par Joachim, harcelé par son oeil satanique, se paroles amèrement miellées ; indigné d’être contraint, au milieu de l’admiration, des respects de tous, de n’oser lever les yeux devant un seul, parce qu’il ne pouvait douter que celui-là ne sût tout, s’il n’était pas lui-même le témoin tant redouté, sentit naître, dans le plus profond repli de son coeur, une idée fatale qui se joignit à ses autres tourments pour les aggraver.

Dépeindra qui pourra cette lutte ; il y eut alors dans le coeur de cet homme plus de tortures, plus de tourments, de terreurs, de misères, que dans un enfer.
Mais il y avait un oeil qui épiait tous ses sentiments, qui les lisait sur son front à mesure que la pensée les écrivait dans son sein... Joachim ! La pensée d’une vengeance ne put se former ni grossir dans son esprit, sans que l’autre la vît ; et, avant le terme marqué par Olyvier pour la mort de Joachim, Olyvier fut atteint d’un mal affreux, inconnu, qui déjouait les connaissances des plus habiles.
Un jour enfin, sur le prie-Dieu de sa cellule, on alluma deux cierges et l’on plaça un crucifix d’or ; sur la cendre, il était étendu, n’ayant pour vêtement qu’un cilice. Près de lui se tenait à genoux un religieux qui semblait prier, dans en effet épiait, avec un sinistre intérêt, les progrès de la mort sur l’agonissant.
Ces deux hommes étaient là, comme en face de Dieu ; l’un, le mourant, n’osant tourner ses regards vers son terrible assistant ; l’autre, le gardien, jouissant des souffrances du moribond. - Bientôt plusieurs frères entrèrent dans la cellule, enlevèrent le frère Arsène dont la poitrine se soulevait par moments avec une violence effrayante et le portèrent sur un autre lit de mort, dans la nef de l’église du cloître.
Alors les cierges de l’autel resplendirent et dissipèrent un peu les ténèbres, puis on en plaça aux côtés de l’agonisant, et chaque moine, ils étaient bien deux cents, prit à la main une torche. - Ils entonnèrent les premiers chants des nocturnes des morts, et c’était vraiment un spectacle à faire frissonner, que ces voix graves résonnant sourdement sous les hautes ogives du temps, et toutes ces figures dont les ombres allaient mourir dans l’ombre des piliers.
Lorsque les moines eurent fini, un prêtre s’approcha du mourant et commença les prières des agonisants :
- La mort du juste est un parfum agréable au Seigneur.
Mais le moribond, au lieu de répéter ce verset, prononça sourdement celui-ci :
- La mort du méchant est la consolation des justes.
- Le prêtre reprit :
- Sa mort aura été comme un holocauste au Seigneur ; sa mort sera le commencement de sa joie dans le Seigneur.
Le moribond ne répéta pas, et dit :
- Parce que l’iniquité est sortie de sa bouche, le mal de ses mains ; le Seigneur le brisera et le renversera de sa présence.
Et le prêtre :
- Bienheureux celui qui meurt dans le Seigneur ! vous êtes bienheureux ; et le Seigneur vous acceptera, parce que le Seigneur l’a dit ainsi.
Le moribond ne répéta pas encore, et dit :
- Il y aura des pleurs et des grincements de dents.
Cependant tous les religieux, immobiles, écoutaient avec terreur, et les cierges projetaient une lumière faible et vacillante sur les murs et dans la nef.
- Mes frères, au moment de paraître devant le Tout Puissant, je dois vous dire mes iniquités.
Il se confessa, mais dans tout ce qu’il dit, il n’y avait que des erreurs légères, comme le plus sage en commet sept fois dans un jour.
- Mon frère, ne vous souvient-il plus d’autres fautes ?
Le pénitent garda un silence de quelques secondes, avant de répondre avec peine et tout haletant :
- Non, mon père...
- Je vais donc vous absoudre.
Mais à ces mots, un des religieux sortit des rangs, et arrêtant le bras du prêtre :
- Pas encore, mon père ! pas encore !... Cet homme ment ! Il n’a pas confessé ses crimes, le misérable ment en face de Dieu et de la mort ! - O monseigneur Olyvier de Montgommery, vous n’aviez donc pas songé à ma haine ?
- Mon frère, dit le ministre, laissez le mourant se confesser, il n’a que le temps.
- Qu’il le fasse donc, mon père ! et s’il ne dit pas tout, j’achèverai, moi ; et ma confession et la sienne ne feront qu’une, car moi aussi j’ai besoin de vos pardons !
Le mourant, par un effort suprême, essaya de se soulever, mais il ne put que s’agiter dans sa couche funèbre ; ses yeux se fixèrent avec effroi sur son accusateur et sa bouche râla péniblement :
- Pitié ! je ne sais plus rien.
- Ah ! tu ne te souviens plus, dit le moine furieux, rejetant en arrière sa cagoule, et montrant sa figure ardente de rage : - Frère Arsène, tu as oublié un vieillard que fis mener au gibet par une odieuse injustice ? - As-tu oublié, Olyvier, saint homme ?
- Je ne me souviens plus...
- Oh ! je me souviens, moi ! car ce vieillard... ce vieillard, Olyvier, c’était mon père ! - As-tu oublié aussi une pauvre jeune fille que tu arrachas des bras de son fiancé, qui allait la mener à l’autel ; que tu lui renvoya souillée de ton amour, pour qu’il l’égorgeât sans doute, comme il le fit, avec ce poignard... Le moine en tira un de son froc et le jeta sur les dalle où il rendit un son aigu ; dis, Olivier, as-tu oublié cela ? Oh ! si tu l’as oublié, moi, je l’ai bien gardé dans mon coeur, car cette jeune fille, c’était ma fiancée !
- Ah ! miséricorde, mon Dieu !
Les moines ne purent retenir un cri d’horreur.
- Oh ! ce n’est pas tout, mes frères ! Demandez-lui plutôt s’il ne se souvient plus de certaine nuit... belle et pure nuit où la une éclairait merveilleusement...
- Ah ! pitié, pitié !
- Pitié, Olyvier ? As-tu donc eu pitié de mon père ? de ma fiancée ? - de ton cousin, que tu empoisonnas ! - Oui, mon père, cet homme que vous alliez absoudre au nom du Christ, c’est un assassin, un suborneur, un fratricide ; et il dit... ha ! ha ! il dit que c’était le démon qui avait étouffé Arnould ! c’était bien trouvé, frère Arsène, car, en vérité, c’était bien un démon qui avait fait le crime ! - L’infâme ! savez-vous, mes frères, ce qu’il faisait, ce qu’il méditait dans ce cloître même, dans ce temple même, au milieu de vous ? - Mes frères, cet homme aux prières duquel vous aviez recours, il cherchait comment il se déferait de moi ; car je le gênais ! - Ah ! tu as été un démon sur mon existence ; mais j’en ai bien été un aussi sur la tienne je t’ai bien poursuivi sans relâche, n’est-ce pas ? - Si j’ai été criminel, si j’ai passé dix ans à chercher un poison sûr et irrémédiable, quand on me croyait à pleurer sur la tombe du Christ, c’est toi qui m’as fait ce que j’ai été. - Va, quand je partis pour mon pèlerinage, ce ne fut qu’après m’être bien assuré qu’en mon absence tu souffrirais assez ! - A présent, mon père, il faut nous absoudre, lui et moi.
En même temps, le moine releva le poignard qu’il avait jeté à terre, et voulut s’en frapper ; on l’arrêta.
Le prêtre, saisi d’effroi, se baissa pour bénir le frère Arsène ; mais quand il voulut mettre l’huile sainte sur sa poitrine, il ne trouva qu’un cadavre.

Quant au frère Joachim, tant de chocs avaient brisé les forces de son esprit, il avait perdu et ne retrouva jamais la raison.

Octave FÉRÉ - Légendes et traditions de Normandie (1845)