LÉGENDES
de
L'EURE


ROSE & GUILLAUMIN

Dans l'ancien cimetière de Quillebeuf, on voyait, il n'y a pas encore très longtemps, au milieu des tertres funéraires, une tombe recouverte d'un bloc de marbre blanc, autour duquel courrait une étroite plate bande garnie de rosiers, et protégée par une modeste grille en bois. Sur une des faces du marbre, étaient grossièrement sculptés une jeune fille et un bateau ; le bateau voguait sur une mer orageuse, le mât brisé, la voile déchirée ; la jeune fille, la chevelure dénouée, les angoisses de la mort sur le visage, se débattait contre les flots, et, d'une main convulsivement contractée, élevait en l'air un bouquet. Au-dessous de cette sculpture, -oeuvre d'un ouvrier peu habile, - était gravée, en creux, l'inscription suivante : le 8 septembre 18.. De tous côtés, pêle mêle sur le marbre, au mépris du respect dû aux monuments tumulaires, étaient inscrits au crayon une foule de noms d'hommes et de femmes parmi lesquels deux ou trois signatures célèbres, comme si chaque visiteur eut voulu laisser une trace de son passage. Cette tombe, plus ornée et mieux entretenue que les humbles tertres qui l'avoisinaient, était celle de Rose Lacroix, la fille d'un brave pilote de Quillebeuf, morte à la fleur de l'âge et dans de bien tristes circonstances. Suivant la croyance populaire, écrire son nom sur le marbre de cette tombe, portait bonheur, car Rose Lacroix venait lire la nuit le nom des personnes qui s'étaient intéressées à ses malheurs, et elle en parlait à Dieu dans ses prières, et, comme le tombeau d'Héloïse au Père Lachaise, c'était un lieu consacré par les amants, car les roses qui poussaient auprès, en restant plus ou moins longtemps fraîches au corsage des jeunes filles, faisaient connaître à celles-ci si leurs amants étaient fidèles.

I

Rose Lacroix et Guillaumin étaient nés à Quillebeuf. Ils étaient à peu près du même âge, avaient été élevés ensemble, s'étaient aimés tout enfants et se l'étaient dit lorsqu'ils avaient cessé de l'être. Mais Guillaumin était aussi pauvre que Rose, et sa pauvreté était un obstacle à son mariage avec son amie d'enfance ; en effet comment subvenir aux besoins du ménage ? Et cependant, Guillaumin ne pouvait renoncer à un bonheur de l'idée duquel il s'était si doucement bercé jusque là.
Un jour que le père Lacroix était absent, Guillaumin vint trouver la jeune fille et lui dit :
- Rose, tu sais si je t'aimes !... Mon seul bonheur serait de t'avoir pour femme... Je n'ai pas de fortune... Et si je te demandais en mariage le père Lacroix me répondrait avec raison : mon garçon, tu veux te marier, mais avec quoi nourriras-tu ta femme et tes enfants ?... Je n'aurais donc pas grande chance de succès auprès de lui... Malgré les obstacles, je ne renonce pas à nos projets. J'aviserai à les rendre possibles un jour. Quant à présent, Rose, il faut nous séparer...
Et, la jeune fille faisant un mouvement comme pour répliquer, il se hâta de reprendre :
- Nous séparer... Mais pour nous revoir et être enfin heureux. J'ai une excellente occasion de faire fortune. On m'a propos‚ un voyage à Terre Neuve et j'ai accepté.
Aux derniers mots de Guillaumin, une larme filtra à travers les paupières baissées de Rose, qui resta un instant silencieuse en proie à une émotion pénible, puis enfin levant les yeux sur Guillaumin lui dit d'une voix douce et calme :
- Guillaumin, pars, puisque c'est ta volonté... Tu eusses pu peut-être trouver un emploi auprès de nous ; le temps amène tant de changements dans l'existence d'un homme... Mais enfin puisque tu en as décidé autrement, que ta volonté soit faite. Quand tu reviendras, dusses-tu ne revenir qu'en cheveux blancs, tu retrouveras Rose prête à devenir ta femme.
Le lendemain Guillaumin partait pour le Havre où il devait s'embarquer.

II

Cinq ans se passèrent et Guillaumin ne revenait pas.
On n'en avait aucunes nouvelles.
Peut-être était-il mort dans les pays lointains.
Et Rose était bien à plaindre ; non seulement elle était bien inquiète du sort de Guillaumin, mais elle avait encore à lutter contre la volonté de ses parents : Rose était une jolie fille, les prétendants à sa main arrivaient de tous côtés ; c'était une véritable épidémie d'épouseurs, et parmi eux il y avait d'excellents partis. Son père et sa mère avaient voulu plusieurs fois la marier ; la jeune fille avait toujours refusé ; malgré les mauvais traitements que ces refus lui attiraient dans sa famille. On l'avait menacée de la mettre au couvent, elle avait déclaré qu'elle se tuerait plutôt que de ne pas attendre Guillaumin comme elle le lui avait promis.
Le père Lacroix alla trouver le curé et lui conta ses griefs et son embarras. Celui-ci, ardent soutien de l'autorité paternelle, fit venir Rose et lui adressa des reproches de sa conduite. Il lui dit que si elle se donnait la mort, elle ne serait pas inhumée en terre sainte et mourrait damnée, et il l'engagea à se soumettre à la volonté de ses parents.
La jeune fille lui répondit :
- J'ai fait serment à Guillaumin de l'attendre, et si je manquais à cette parole, je serais aussi bien damnée ; j'attendrai Guillaumin.

III

Sur ces entrefaites, Rose fut invitée à être marraine d'un bateau de pèche. Bien qu'elle n'eut pas le cœur à la joie, et que, dans les circonstances présentes, toute distraction lui fut insupportable, comme elle était très liée avec les propriétaires du bateau, elle ne put se dispenser d'accepter.
Le soir même du jour du baptême, la jeune fille revint de Tancarville avec son père et deux ou trois amis. Pendant que le père Lacroix et les personnes qui se trouvaient avec lui, un peu mises en gaieté par les libations du festin qui avait suivi la cérémonie, riaient et causaient, Rose se tenait à l'arrière de l'embarcation, toute pensive et attristée. Et considérant le bouquet de roses blanches que lui avait donné son compère, elle se promettait de le conserver pour Guillaumin.
Le vent, qui ne s'était pas encore fait sentir jusque là, commença à s'élever et l'eau à onduler en petites vagues.
Le père Lacroix et ses compagnons froncèrent le sourcil et jetèrent un regard interrogateur au ciel et à l'horizon.
- Eh ! eh ! Les amis, carguons la voile, s'écria le vieux pilote, car ça chauffe là- bas.
Le vent devenait de plus en plus fort.
A deux lieues de Quillebeuf environ, l'embarcation fut assaillie par une terrible bourrasque, elle manqua de sombrer. Le mât craqua et une nappe d'eau passa par-dessus les hauts bords.
Tout à coup un grand cri se fit entendre du côté où était assise Rose.
Rose n'était plus à sa place. Elle était tombée à l'eau. On la voyait à quelque distance. Le courant l'emportait loin de l'embarcation, comme une épave qu'il entraînait avec lui.
Elle flotta un instant, puis elle disparut.
Obéissant à l'impulsion de son cœur, le père Lacroix s'était jeté dans l'abîme et avait volé au secours de sa fille qu'il s'efforçait vainement d'atteindre et que les flots portaient et engloutissaient tour à tour.

IV

Pendant ce temps, Guillaumin, revenu depuis le matin seulement à Quillebeuf, se promenait sur la jetée, attendant impatiemment le retour de sa bien-aimée Rose. Le contentement et la joie étaient peints sur son visage ; son air, sa démarche, ses manières, tout en lui annonçait un homme heureux et porteur de bonnes nouvelles. Il revenait de son voyage avec une somme assez rondelette. - Il n'y avait donc plus d'obstacles à son bonheur !
Guillaumin voulait être la première personne qui se présentât à sa fiancée lorsqu'elle débarquerait... Rose se faisait bien attendre. Et les regards du jeune marin se promenaient, impatients et investigateurs, sur les flots dont les plus proches arrivaient jusqu'à lui.

Enfin il aperçut un tout petit point noir, qui devint de plus en plus gros et apparent... Et prit enfin au bout de quelques instants la forme d'une barque. Le coeur de Guillaumin ne fit qu'un bond dans sa poitrine, et tout son sang lui monta au visage. C'était l'embarcation du père Lacroix ! Bientôt Rose allait être auprès de lui. Bientôt il pourra la presser dans ses bras. Quel instant d'attente pleine d'ivresse !
La barque se rapproche… Il y a plusieurs personnes dedans, mais Rose n'est pas au milieu d'elles. Un affreux pressentiment s'empare de Guillaume. Une sueur froide inonde son visage. Le jeune homme s'avance précipitamment vers le père Lacroix qui vient de débarquer et arrive sur le quai. Celui-ci marche soutenu par un des marins qui l'accompagnent. Il a l'air accablé. Une pâleur livide est répandue sur tous ses traits.
- Rose ? Balbutie enfin Guillaumin immobile et suppliant devant le père Lacroix.
- Rose ?... dit le vieillard qui semble sortir de son état de stupeur, Rose ? Vous me demandez ce qu'est devenue Rose ? Rose est morte !
Guillaumin, comme frappé de la foudre, tombe inanimé au pied du vieillard.

V

Le lendemain, dès que Guillaumin fut levé, il se rendit chez le notaire.
Il paraissait calme. Sa pâleur seule trahissait les horribles souffrances qui l'avaient éprouvé.
Arrivé dans l'étude, il tira un portefeuille de sa vareuse, l'ouvrit, prit six billets de mille francs, - toute sa fortune, - et déclara au notaire que cette somme appartiendrait à celui qui retrouverait le corps de Rose Lacroix.
La nouvelle d'une semblable récompense se répandit bientôt dans Quillebeuf et dans les environs. Tous les gens qui possédaient une embarcation, tentés par la brillante récompense promise pour retrouver le cadavre de la jeune fille, se mirent en route. Guillaumin, lui-même, dans une barque à six avirons dirigeait les recherches. Elles durèrent toute la journée.
Mais inutilement.
Le soir, toutes les embarcations rentrèrent dans le port sans qu'aucune d'elles rapportât le corps de Rose Lacroix. Guillaumin récompensa tous les marins magnifiquement. Tous ces hommes, devant le désespoir muet du pauvre jeune homme, sentirent leurs paupières s'humecter de larmes, et tous le plaignirent du plus profond de leur cœur.
- Guillaumin, lui dirent-ils en lui serrant la main, plut à Dieu que nous t'eussions rendu Rose Lacroix. Car vrai ! Nous prenons grand'part à ta peine.

VI

Guillaumin alla s'asseoir sur le bord de la Seine, à l'endroit même où Rose avait reçu ses adieux le jour de son départ et où elle avait fait de nouveau le serment de l'attendre.
Et il resta ainsi longtemps, absorbé dans une sombre méditation. Parfois son oeil sec suivait avec anxiété les vagues dans leurs ondulations ; parfois il se levait suppliant vers le ciel.
On essaya de le ramener chez lui.
Aucune prière, aucun raisonnement ne purent vaincre sa résistance.
- Elle m'a juré de m'attendre, et elle m'a tenu parole ; moi, je jure de l'attendre aussi, dit-il avec un accent impossible à rendre. Quand on voulut employer la force pour l'arracher de cet endroit, Guillaumin tira un couteau de sa poche et menaça de se tuer si on approchait de lui.
Il resta ainsi dix huit heures sur le bord du fleuve, sans boire ni manger, immobile à la même place, espérant que Dieu allait lui rendre le cadavre de sa bien-aimée.
La mer montait peu à peu. Les vagues, de plus en plus envahissantes, soulevaient le galet du rivage avec un clapotement sonore, et commençaient à atteindre l'endroit où se trouvait l'amant infortuné de Rose.
Soudain, au sommet d'une vague lointaine qui grossit d'instant en instant, apparaît une forme indécise qui ondule comme la colonne d'eau qui la soutient.
La vague avance toujours, elle s'enfle subitement, recule un peu comme pour prendre son élan, revient plus furieuse vers le rivage et jette un cadavre aux pieds de Guillaumin.
Celui-ci, qui le suivait depuis longtemps du regard avec une horrible angoisse, reconnaît alors cette épave humaine, il se lève éperdu... fou... terrifié et tombe à genoux auprès du cadavre de sa bien-aimée.
La chevelure de la jeune fille est dénouée et se masse en désordre, encadrant d'un nuage sombre son visage d'une pâleur diaphane et semble un lys flétri au milieu d'un feuillage de cyprès. Dans l'une de ses mains, contractée par l'agonie, Rose tient encore le bouquet de roses blanches qu'elle portait au baptême du bateau.
Guillaumin, agenouillé près du cadavre, absorbé par sa douleur, aperçoit le bouquet, il avance la main pour le saisir, et la main de la jeune fille s'ouvre sans difficulté comme si elle eut gardé les fleurs pour son amant et qu'elle attendît ce moment pour les lui remettre.

VII

Pendant les deux jours qui précédèrent l'enterrement de Rose, on n'aperçut pas Guillaumin. On ne savait ce qu'il était devenu. Une heure avant le départ du cortège pour l'église, au moment où on se mettait à table pour le repas des funérailles, on le vit reparaître. Il prit place au milieu des convives.
Lorsqu'on se mit en marche, il se plaça à la tête du cortège, immédiatement après le corps, comme s'il était le mari de Rose. Toutes les jeunes filles du pays, vêtues de blanc, suivaient le convoi. Rose était très aimée.
En arrivant au cimetière, on apprit du fossoyeur que c'était Guillaumin qui avait creusé la fosse lui-même.
Comme on allait descendre le cercueil, une des cordes se rompit. L'un des hommes choisis pour cette triste besogne s'y prenait mal pour renouer la corde, Guillaumin la lui prit des mains :
- Donnez, je vais faire un noeud à la marinière, dit il tranquillement.
Lorsqu'il eut terminé, il aida les fossoyeurs à descendre le cercueil dans la fosse et jeta dessus la première pelletée de terre... et tout le temps qu'on mit à la combler, il resta le regard fixe à cet endroit, puis, lorsque la terre s'élevant davantage s'arrondit au-dessus du sol, Guillaumin se mit à genou et pria...
Le calme de cet homme, en ce moment suprême, glaçait d'effroi les assistants.
Tous les yeux étaient fixés sur lui avec une profonde anxiété.
Guillaumin, avant qu'on eut le temps de s'opposer à son action, tira de sa poche un pistolet, le posa sur son coeur et pressa la détente. La détonation se fit entendre. Et Guillaumin tomba la face contre terre. Il n'avait pas voulu survivre à Rose.

VIII

Guillaumin avant de se tuer avait fait son testament.
N'ayant aucun proche parent, il léguait sa petite fortune à la première fille ou au premier garçon de Quillebeuf qui n'aurait pas de dot pour épouser celui ou celle qu'ils auraient choisi.
- Je veux, avait écrit Guillaumin, que cet argent qui devait servir à réaliser le rêve de toute mon existence serve au bonheur d'un être qui faute d'un peu d'argent ne pourrait y atteindre.
- Je veux que celui ou celle auxquels reviendra la petite somme que je laisse après moi prenne l'engagement solennel d'entretenir cinquante rosiers sur la tombe où reposeront toutes mes espérances de bonheur.
- Celui ou celle auxquels reviendra cette somme prendra aussi l'engagement d'en donner une partie à un architecte pour l'érection d'un monument funéraire.
- Aucun argent, disait-il en terminant, ne sera employé à faire dire des messes pour Rose et moi ; Rose est une sainte qui n'a pas besoin de prières, et comme je mourrai damné, je n'en ai pas besoin non plus.

Émile DUMONT - Légendes et traditions de mon pays (1861)