LÉGENDE
du
CALVADOS


LES ENFANTS DE LA VEUVE

Étant à Honfleur, raconte le vicomte Walsh, j'avais témoigné un grand désir d'aller visiter la chapelle de Notre Dame de Grâce, et M. de Saint Georges avait fait mettre ses chevaux à sa voiture pour m'y conduire ; du haut de la côte, me disais-je, le soleil couchant serait magnifique à voir... Comme nous passions sur le port pour prendre la rue montante qui conduit à la chapelle si vénérée dans le pays, nous vîmes une sorte d'agitation et de rassemblement sur le quai ; les femmes que nous aperçûmes dans les groupes nous semblaient surtout fort inquiètes et tourmentées, M. de Saint Georges fit arrêter ; nous descendîmes de voiture de voiture et allâmes nous enquérir de ce qui se passait. A peine avions nous pied à terre, que deux ou trois femmes vinrent à M. de Saint Georges et lui dirent :
- Ah ! Monsieur, vous qui êtes si bon, vous allez bien compatir au malheur de la veuve Giraud ; vous savez bien qu'elle a trois enfants... Eh bien ! les deux derniers, les voilà perdus !
- Et comment ce malheur est il arrivé ? demanda notre hôte, qui s'est fait par sa bonté le confident et le consolateur de toutes les misères.
- Je vais vous le raconter, lui répondit la femme d'un matelot…

Vous savez bien comme la jeunesse est imprudente et comme elle aime à jouer... Tout petits, nos enfants n'ont point peur des vagues, accoutumés qu'ils sont à voir leur père et leurs frères aînés constamment en mer, allant et venant dans leurs embarcations, soit qu'il fasse beau, soit que la marée soit grosse et mauvaise.
Tantôt, les trois enfants Giraud étaient sortis de chez eux, à la marée basse : Guillaume qui aura tout à l'heure quinze ans, avait avec lui ses deux frères, Romain et Léonard, dont le plus âgé n'a pas dix ans ; comme il faisait beau soleil, et que dans ce moment la pêche ne donne pas, il y avait malheureusement bien des jeunes marins désoeuvrés qui jouaient aux cartes, sur ces grosses pierres que vous voyez du port... Guillaume ne résista point à la tentation, des camarades l'appelèrent, et il alla jouer avec eux ; car l'amour du jeu, la passion des cartes nous sont venus pour notre malheur, et quand nos hommes ne sont pas en mer pour gagner de l'argent, ils sont au cabaret pour en perdre. Cet exemple a porté son fruit ; et les petits mousses font comme les vieux matelots, Guillaume Giraud, assis avec ses compagnons, occupé de ses cartes, n'a plus pensé à ses frères, et eux sont montés dans un canot que la marée, en se retirant, avais laissé échoué sur le sable... Mais alors la marée remontait, et bientôt les flots vinrent battre contre la petite embarcation dans laquelle jouaient Romain et Léonard. Pour les deux enfants c'était une joie : encore quelques instants, et il y eut assez d'eau pour que la barque fut à flot. Romain avait saisi le gouvernail et flictait de manière à aider le vent, qui les éloignait de terre. Pendant quelque temps, ce fut avec plaisir que les deux petits garçons se sentirent balancés sur les vagues ; mais bientôt, Léonard se mit à crier, et Romain voulut alors regagner la jetée. C'était trop tard ; pour y diriger le canot, il fit tous ses efforts ; mais le vent soufflait contraire, et, loin de se rapprocher de terre, ils étaient poussés au large ! La frayeur gagna Romain ; lui aussi cria, appela Guillaume de toutes ses forces ; mais Guillaume, jouant aux cartes, ne pensait plus à eux ; puis la brise, qui commençait à fraîchir, emportait leurs voix, et, sur le port on n'entendait rien... Il n'y a pas plus d'une demi-heure que la Giraud, ne voyant pas ses enfants revenir à la maison, est - Où sont tes frères ? lui demanda sa mère.
- Mes frères ? ... Ils doivent être là.
- Là ? je ne les vois pas !
- Ils y étaient tout à l'heure, ma mère ; ils jouaient dans un canot, où ils étaient montés.
- Mais, malheureux, je ne les vois pas ! j'ai beau regarder partout dans le port !
Guillaume s'était levé, était monté sur un bloc de pierre, et de là regardait et appelait ; mais là où, il y a une heure, il avait vu le sable de la grève, à présent il y avait plusieurs pieds d'eau.
- Je ne les vois pas, ma mère.
- O mon Dieu ! mon Dieu ! voilà donc comment tu as gardé tes frères ! comment ne les as tu pas vus ?
- Je jouais avec des camarades !
- Je t'avais chargé de veiller sur eux.
- Ma mère, tranquillisez vous, je vais les trouver.
Et à peine Guillaume avait il dit ces mots, qu'il s'était élancé à la recherche de ses frères ; bondissant d'une pierre à une autre, il courait montait et descendait, appelait, faisait des signes ; ses camarades de jeu l'aidaient dans ses recherches ; sa mère priait, pleurait et criait, et tout cela étaient en vain... Les deux enfants poussés par le vent, étaient déjà au large, ils n'entendaient rien de ce qui venait de terre, et les cris qu'ils ne cessaient de pousser dans leur barque se perdaient dans la distance et le bruissement des flots.
Attirés par les cris de la pauvre mère, des maris vinrent à elle ; elle leur raconta en pleurant ses inquiétudes, son malheur ; son beau frère chercha partout une petite embarcation pour aller à la recherche des enfants ; mais elles étaient toutes en mer, à présent que la marée venait de monter... Le désespoir de la mère était au comble, et elle n'était pas seule à se désespérer. Guillaume, en entendant les plaintes, en voyant les larmes de sa mère, en pensant que si ses deux frères étaient perdus, c'était par sa faute, ne se possédait plus, et voulut se jeter à la mer.
- Je nage bien, criait-il, j'irai bien jusqu'à eux. Voyez, ma mère, ils ne sont pas encore loi.
Et, se débattant au milieu des hommes qui le retenaient, il continuait à crier :
- J'atteindrai le canot à la nage, laissez moi ! laissez moi ! Je ramènerai mes frères. Et ma mère me pardonnera.

Alors que Guillaume voulait ainsi se jeter à l'eau pour ramener ses frères, on voyait encore, quoique à distance, le canot qui, de moment en moment, à tous les yeux qui le regardaient, diminuait de grosseur. Comme pour rendre l'anxiété de tous plus affreuse, une brume s'éleva de la mer et enveloppa tout dans son brouillard.
Enfin, une barque fut trouvée, plus marins y montèrent ; Guillaume, malgré ses instances, n'y avait point été admis, on l'avait conduit auprès de sa mère ; et elle, en jetant les bras autour de son cou, avait dit :
- Il faut bien qu'il me reste au moins un enfant ! ...
Mais lui, après avoir reçu cette caresse de sa mère, se regarda comme pardonné, et, voulant mériter ce pardon, s'échappa d'auprès d'elle, et s'élança dans la mer pour regagner la barque qui venait de partir à la recherche des deux enfants. Les marins, qui d'abord n'avaient pas voulu le prendre avec eux, ne refusèrent plus ce qu'il demandait et le reçurent à bord.
Voilà donc la pauvre mère restée seule ! Oh ! non, il lui reste Dieu et Notre Dame de Grâce, l'espérance des désespérés. On veut la reconduire chez elle...
- Non, je n'y passerai pas la nuit, dit la femme Giraud, tous les lits vides de mes enfants me feraient trop de mal à voir. Ce sera près de celle qui console et qui rend confiance que j'irai passer les heures qui s'écouleront jusqu'à ce que je revoie mes fils, ou du moins jusqu'à ce que je sache leur sort.

Sept ou huit femmes, ses voisines et ses amies, ne voulurent pas la laisser monter seule à la chapelle de Grâce ; elles déclarèrent qu'elles y passeraient la nuit en prières avec elle, et bien d'autres suivirent leur exemple.
Sans doute que là où elle était montée, l'âme de la veuve était torturée par l'angoisse ; mais ses angoisses, ses tourments eussent étaient doublés si la pauvre femme fût restée dans sa maison déserte, car la tempête fut effroyable pendant toute la nuit ; vers les neuf heures du soir une forte bourrasque se leva sur la mer. Les vents déchaînés rugissaient sur la montagne et faisaient gémir les grands arbres qui entourent la chapelle. La veuve du marin entendait tous ces grands bruits de la tourmente, mais elle avait devant les yeux une foule de tableaux où l'on voyait l'Étoile des mers, apparaissant toute rayonnait de lumière, au milieu des nuages noirs, et apaisant par un sourire et par un geste toutes les fureurs de la tempête.

En face de tous ces ex-voto, elle disait :
- Il y a bien des miracles faits pour d'autres, il y en aura peut-être un de plus fait pour moi, pour mes pauvres petits enfants !... Oh, j'en suis sûre, emportés par les flots, ils auront invoqué Notre Dame de Grâce.
Puis ces pensées d'espoir étaient subitement traversées par de vives et poignantes inquiétudes. La mere eût été calme, la tempête n'eût point soufflé, que déjà ses fils étaient dans un affreux danger ; deux enfants de neuf et dix ans livrés seuls, dans une frêle barque, à l'immensité des vagues ! Mais à présent que l'ouragan rugit, que le ciel lance la foudre, que la mer soulève tous ses flots, que va devenir cet esquif sans pilote ? Oh ! il sera englouti et disparaîtra dans l'abîme avec les enfants qu'il porte ; il disparaîtra comme la feuille que le vent a détachée de l'arbre, et qui est tombée sur les eaux du torrent.
Ainsi ballottée entre l'espérance et la crainte, pleurant et priant, la pauvre mère a passé la nuit. Plusieurs des femmes qui avaient voulu l'accompagner avaient fini par s'endormir sur les dalles de la chapelle ; elle ne les a point réveillées, mais souvent elle s'est levée de sa place, car elle n'a pas voulu qu'un seul instant l'image de Notre Dame de Grâce restât sans un cierge brûlant devant elle. D'heure en heure elle en a mis un nouveau ; souvent aussi elle est allée au bout de l'oratoire, elle en a entr'ouvert la porte, elle s'est arrêtée quelques instants sous le porche, pour regarder le ciel, pour voir si la tempête ne s'apaisait pas, pour écouter si la mer était toujours aussi furieuse... Oh ! quelle nuit d'anxiété !

Enfin le jour parut, le vent s'apaisait comme un homme épuisé de fatigue, le bruit de la mer était moins fort, le ciel était gris avec des nuages tout déchirés et pendant bas sur les flots ; ce n'était plus l'orage, mais c'était loin d'être un beau jour, il semblait encore tendu de deuil comme un lendemain de mort.
Il était six heures, quelques pâles rayons de soleil voulurent percer les vapeurs humides de l'orient et furent voilées par elles... Cependant leurs lueurs tombant d'aplomb sur les flots les montraient encore tout moutonnés de la tourmente. La mer est comme nous, quand l'orage l'a agitée, il lui faut quelque temps pour se remettre et redevenir sereine.
La messe qui allait se dire était pour les deux petits Giraud, le curé nous l'avait dit la veille au soir, et tous les habitants y venaient. En entrant dans la chapelle, je reconnus tout de suite la mère de douleur, cependant je ne voyais pas son visage ; mais j'avais remarqué une femme si prosternée qu'au premier regard j'avais dit : c'est celle là.
Le sacristain sonnait la première messe ; au bruit de la cloche, un autre bruit se mêle, nous écoutons ; mais il y en a une qui écoute mieux que nous tous : c'est la femme Giraud. Ce bruit, nous le distinguons maintenant, ce sont les voix d'une foule qui accourt de la place pour se rendre à la chapelle... La mère des enfants perdus n'est plus aux pieds de la sainte image ; comme un trait elle a traversé la chapelle ; elle a ouvert la porte, elle est sous le porche ; et là, haletante, oppressée, heureuse, tremblante, elle écoute encore... Oh, si ses fils avaient péri, la foule qui arrive ne serait pas si bruyante ! Si c'était un convoi, si leurs petits corps avaient été trouvés sur les vagues ou jetés sur le rivage par les flots, ce serait en silence que la multitude monterait à la chapelle.
Voilà donc l'espérance, presque le bonheur qui reviennent à son âme ; tous, nous sommes sortis de l'oratoire, et nous nous pressons sur le plateau à regarder, à attendre...
Un jeune homme a devancé la foule, c'est Guillaume ; rouge, essoufflé, n'en pouvant plus, il s'écrie du plus loin qu'il aperçoit sa mère :
- Les petits sont revenus !
- Où sont ils ?
- Ils montent la côte, on vous les rapporte, ô ma mère !
Et elle prend Guillaume par la main, et comme une folle, ou plutôt comme une vraie mère qui va au devant d'enfants qu'elle croyait perdus, elle se met à courir en descendant.
Au bout d'un quart d'heure, nous la vîmes rentrer dans la chapelle. Plus de deux cents personnes, hommes, femmes, matelots, bourgeois d'Honfleur, l'accompagnent... Elle tient ses deux petits garçons par la main ; son fils aîné Guillaume est aussi à côté d'elle. Reine qui a retrouvé sa couronne, roi qui rentre dans son palais après un long exil, ont moins de joie, moins de bonheur dans les yeux et dans le coeur que cette mère qui a retrouvé ses enfants. Les pauvres petits ! on voit à leurs traits qu'ils ont beaucoup souffert et pleuré ; ils sont jolis encore, mais comme deux roses après une nuit de pluie et de vent...
Il y a des émotions qu'il ne faut point essayer de redire ; celles qu'éprouvèrent tous les témoins de cette scène sont de ce nombre. Nous apprîmes de la foule comme les deux petits (c'était ainsi que tous les appelaient) avaient été sauvés ; le bateau passager qui vient chaque matin du Havre à Honfleur les avait ramenés. Par un bonheur inouï, la veille, au moment où le jour finissait, le vent qui les chassait en pleine mer vint tout à coup à changer, et, dans le plus fort de la tempête, les poussa vers la jetée du Havre. L'aîné, déjà un peu marin, avait eu le bon sens de baisser la voile, qu'ils avaient hissée au départ, et qui, mal gouvernée, les aurait fait chavirer. Le plus petit pleurait en appelant sa mère.
Vers les onze heures de la nuit, plusieurs marins étaient allés sur les jetées pour s'assurer que la tempête n'avait rompu aucun câble, n'avait causé aucune avarie à leurs bâtiments, ballottés dans le port par les flots. Ce fut alors que, par un bonheur providentiel, des matelots aperçurent, près de la tour François 1er, un canot qui n'était point amarré, et qui s'en allait chassant d'une embarcation à une autre ; alors, pour l'empêcher de se briser ou d'être poussé au large, ils s'en approchèrent... Mais, ô surprise ! ils y virent les deux enfants blottis dans le fond de la petite barque, se tenant embrassés, inondés et transis ; ils étaient presque morts de peur et de froid ; bien vite les marins qui venaient de les trouver les avaient enlevés du canot et portés à une maison voisine ; car, ces hommes de mer, si durs, si rudes à eux-mêmes, ont sous leur veste goudronnée un coeur plein de compassion pour les êtres faibles et souffrants.

Près d'un bon feu, après bu du vin chaud, les deux petits garçons reprirent leur vigueur et se mirent à raconter à ceux qui les comblaient de soins comment, du port de Honfleur, ils avaient été emportés par la marée montante, comment la peur les avait saisis quand ils avaient vu que le flot et le vent les poussaient au large ; puis ils redirent leur frayeur dans la tourmente.
Le lendemain, les matelots qui avaient trouvé "les petits" se cotisèrent pour leur acheter des vêtements :
- Il faut, dirent-ils, les rendre beaux et ficelés à leur pauvre mère ; et quand le jour sera venu, nous demanderons aux patrons d'aller faire la conduite à ces petits Moïses qui n'ont point péri dans les eaux.
Comme ils l'avaient projeté, ces braves gens organisèrent le cortège et le lendemain, bien habillés, bien brillants, avec de beaux rubans blancs et bleus de ciel flottant à leurs chapeaux neufs, Romain et Léonard Giraud, escortés d'une douzaine de matelots du Havre, montèrent à bord du bateau passager qui partait pour Honfleur. Jeunes princes qui voyagent ne sont pas plus regardés, plus entourés que les deux enfants que les deux enfants de la veuve ; tout le monde veut parler, leur faire raconter leur aventure ; on les embrasse, on les caresse, on pense à ce qu'ils ont souffert, on pense à la joie de leur mère, et l'on en veut au bateau de ne pas aller plus vite.
Nous avons dit que la veille au soir Guillaume s'était jeté à la nage, pour rattraper le canot des deux marins de Honfleur qui étaient partis à la recherche de ses frères. Mais bientôt la mer devenant trop mauvaise et la nuit trop noire, ils avaient été contraints à rentrer dans le port. Le cœur brisé, Guillaume était allé chez sa mère, et avait été bien aise d'apprendre qu'elle veillait dans la chapelle et qu'il fallait attendre le lendemain : oh ! quand on est porteur d'une mauvaise nouvelle, on ne se hâte pas ; il ne faut courir vite que pour les bons messages !

WALSH - in "Expéditions enfantines ; aventures mémorables arrivées à des enfants ou des jeunes gens sur terre, sur mer...
et même dans les airs". (1892)