"M. Sablier, riche négociant du XVIIème siècle, dont le commerce était extrêmement étendu, faisait annuellement de longues tournées, dans le cours desquelles il percevait ses fonds et visitait ses nombreux correspondants. L'honorable commerçant se faisait accompagner, dans ses voyages, par un jeune homme dont il avait protégé l'enfance et qu'il traitait plutôt en ami qu'en domestique. Jamais, ce dernier, qui semblait chérir son maître, n'avait laissé percer dans sa conduite d'inclinations perverses.
Au commencement du siècle dernier (XVIIème) et par une journée de juillet, M. Sablier, passant près de ces lieux, fatigué d'une longue route et accablé de chaleur, résolut de mettre pied à terre et de s'enfoncer dans l'épaisseur du bois, pour y respirer quelques instants un air frais et dégagé de poussière. Bientôt, le voyageur et son compagnon ordinaire trouvèrent à s'étendre sur un épais gazon, dont un impénétrable ombrage protégeait la verdure. On était à cette heure brûlante où la terre semble s'assoupir, accablée sous le poids du soleil. Dans le feuillage immobile, pas le moindre frémissement, sous la bruyère fumante, la cigale interrompait, seule, de son aiguë pipeau, le sommeil de la nature.
Le calme profond de cette solitude, l'isolement apparent du reste des humains firent surgir, ou réveillèrent peut-être, dans l'esprit du jeune domestique, de diaboliques pensées. Il en résulta, d'après les aveux tardifs de ce dernier lui-même, le dialogue suivant :
- Ne trouvez vous pas, Monsieur, qu'on pourrait faire ici un mauvais coup avec toute certitude de l'impunité ?
- J'en doute, mais il me semble que tu t'arrêtes à de singulières idées.
- Ah, mon Dieu, je ne m'arrête à rien. Je ne voulais que vous dire que l'un de nous deux, qui tuerait ici l'autre, n'aurait pas de témoin à redouter.
- Des témoins, dis-tu, et l'œil de la providence ne serait-il pas ouvert sur le meurtrier ? Je suppose d'ailleurs, poursuivit, plein de calme et de sérénité, l'honorable commerçant, que tu m'assassines ici. Et bien, ne vois-tu pas que nous sommes environnés de témoins vivants ? Ces témoins, tu les vois dans ces moucherons qui nous importunent et que le ciel exciterait à appeler sur ta tête les vengeances des lois.
Ce fut en dissertant ainsi que les deux cavaliers se levèrent. Mais l'infortuné Sablier ne devait pas sortir de la forêt ; son arrêt de mort était renfermé dans sa valise qui regorgeait d'or. Un coup de pistolet l'étendit sans vie sur le gazon et son cadavre ne fut découvert que quelques semaines après.
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Pendant que la croix expiatoire s'élevait sur le lieu du crime, le meurtrier échappait aux investigations de la justice et, caché sous un faux nom, entreprenait, dans une de nos villes frontières les plus éloignées, des affaires lucratives avec l'or de sa victime.
Bientôt, grâce aux mystères qui couvraient ses antécédents, il obtint la main d'une jeune personne bien née dont les excellentes qualités eussent dû faire son bonheur. S'il était du bonheur pour une âme bourrée de remords. En effet, à chaque retour de l'été, les moucherons devenaient, pour le criminel, de véritables euménides, et leurs bourdonnements faisaient retentir à son oreille les paroles providentielles du malheureux Sablier. Alors, ses mains convulsives s'agitaient autour de sa tête et son œil effaré suivait, avec terreur, dans leur vol léger et folâtre, les insectes vengeurs.
Le retour périodique de ces symptômes d'égarement frappèrent son épouse qui le supplia longtemps et vainement de lui en apprendre la cause. Mais, enfin, dans un accès de désespoir, l'horrible secret s'échappa de l'âme oppressée du coupable. On dit que la pauvre femme gémit amèrement alors de la fatalité de sa propre destinée, mais, que la voyant sans remède, elle se contenta de prier Dieu de ne pas maudire sa triste union et de prendre en pitié le malheureux qu'elle aimait encore.
Cependant le sang innocent criait dans la forêt de Bord, au pied du crucifix, et la justice humaine, la barre de fer à la main, s'avançait, lentement et en silence.
Des revers considérables de commerce anéantirent successivement les ressources des deux époux, dont la misère la plus profonde devint enfin le partage. Depuis longtemps, le mari s'adonnait sans réserve à l'ivresse du vin, et cherchait dans l'abrutissement qu'elle entraîne après elle, l'oubli de ses remords et de sa coupable fortune. Mais souvent alors, sa mélancolie dégénérant en emportements féroces, il oubliait, en frappant brutalement son épouse, que, d'un mot, elle pouvait le perdre. Ce mot terrible fut enfin proféré, et ce ne fut pas la haine mais la douleur seule qui l'arracha. Une nuit que les voisins alarmés prêtaient l'oreille à une scène violente qui se passait dans cette maison, vouée à la malédiction du ciel, la pauvre femme inhumainement traînée par les cheveux et succombant sous les coups du meurtrier de la forêt de Bord s'écria dans son angoisse :
- Misérable, assassine moi plutôt comme tu assassinas ton maître.
Cette exclamation fut entendue, franchement expliquée par le coupable lui-même, arrêté le lendemain. Et bientôt le bourreau vint écrire en caractères de sang la péripétie de cet épouvantable drame.
Hyacinthe LANGLOIS in "Revue de Rouen" (1835)
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