LÉGENDES
de
L'EURE


LE DERNIER LOUP GAROU

Il n'y a pas très longtemps que le dernier loup garou a fait son apparition parmi nous.
On se croyait pour toujours débarrassé de ces esprits malfaisants, lorsqu'une nouvelle effrayante se répandit tout à coup dans Pont-Audemer : un petit bois, dépendant d'une ferme située aux portes de la ville, était hanté par une haire. Chaque nuit, on la voyait se promener dans un long drap blanc. Il fallait bien croire, on avait vu, ce qui s'appelle vu.
Le propriétaire commençait à s'inquiéter de tous ces cris... Non pas dans l'intérêt public, mais le bail de cette ferme touchait à sa fin, et il pensait que cela pouvait nuire à son renouvellement.

Un soir, le fils du vieux paysan qui tenait alors la ferme à bail se dit :
- Il faudrait que je vois par moi-même de quelle couleur sont les esprits, et de quoi se plaint la haire, et, si j'ai affaire à de mauvais plaisants, gare à leurs épaules.
Quand tout le monde fut couché, il se releva, s'arma d'un bâton, et sortit sans bruit.
La nuit était assez obscure, et le jeune gars eut un peu peur.
Mais, bast !
Il avance, traverse la cour, et s'engage dans un sentier du bois.

Arrivé à l'endroit où on disait que la haire apparaissait, il s'arrête derrière un arbre et attend... Un quart, vingt minutes, une demi heure se passe, rien ne se montre.
Notre homme commençait à perdre patience, mais cependant, résolu à éclaircir le mystère, il reste à son poste.

Soudain, le feuillage s'agite et s'ouvre, un corps vêtu d'un linceul apparaît, marchant lentement et gesticulant des bras.
D'un bond, notre jeune gars est sur pied, il prend son bâton et s'avance résolument vers le fantôme, en agitant son arme et s'écriant :
- Ah ! gredin, à nous deux !
Et il commence à s'escrimer...
A cette attaque subite, la haire rebrousse brusquement chemin .
L'autre la poursuit d'autant plus intrépidement qu'il est maintenant persuadé qu'il a affaire à quelque mauvais plaisant.
Le fantôme, poursuivi de près, à bout de force, tombe à genou en criant :
- Grâce !
Le jeune paysan redouble ses coups.
- Ah ! gredin, voilà pour ta peine ! Ah ! gredin, voilà ce qui t'apprendra à se gausser du monde.
Et il accompagne ses admonestations de coups bien assenés de son redoutable gourdin. Mais tout à coup, le fantôme, qui a reconnu la voix de son persécuteur, s'écrie :
- Arrête, malheureux, tu vas tuer ton père !...

C'était en effet le fermier qui divaguait sous cet étrange attirail.
Arrivé à la fin de son bail et désirant le renouveler à des conditions plus avantageuses, il n'avait rien trouvé de mieux, afin d'éloigner les concurrents, que de jouer au fantôme.
Le bruit de sa mésaventure, on se sait comment, car il n'est pas probable que son fils ait propagé ce bruit, se répandit promptement et le fermier fut bientôt la fable de tout le pays.

Émile DUMONT - Légendes et traditions de mon pays (1861)