Dans la plaine de Caen, un site remarquable s'appelle la Brèche au Diable : une
montagne fendue comme par un coup d'épée et habitée par un torrent tumultueux !
D'un côté, des éboulis nés d'un chaos titanesque ou d'un jet de pierres diabolique ;
de l'autre, un mur vide et nu, supportant un tombeau en équilibre au-dessus de l'abîme.
C'est celui de l'actrice Marie Joly.
Le comte de Quesnay vivait dans son château, au milieu d'un riche domaine. Il était
fier d'avoir un enfant tant aimé, du nom de Lucia. Elle avait une grâce délicate
et parfaite et faisait figure de déesse. Tous l'adorait mais nul n'avait trouvé
le chemin de son cœur. Seul un poète ou un chevalier put l'émouvoir et être aimé
d'elle. Quelquefois, un barde ou un trouvère s'arrêtaient au château.
Un soir, un jeune et bel artiste vêtu de bleu se présenta. On lui fit place et,
quand il voulut chanter, Lucia lui demanda le récit d'un preux chevalier. Il narra
alors l'histoire du Chevalier Noir, du chevalier aux lions.
Toute la nuit, Lucia pensa aux exploits du Chevalier Noir ; au petit matin, elle
interrogea pour savoir si cette histoire était fictive ou réelle, si elle pouvait
espérer rencontrer ce preux. Le trouvère lui annonça qu’il se présenterait lui-même
dans quelques temps : puisque le Chevalier Noir cherchait le bonheur près d’une
femme belle et intelligente, il ne manquerait pas de passer par ce château. Un grand
espoir anima Lucia à partir de ce moment.
Un jour, le comte annonça l'organisation d'un grand tournoi. Le vainqueur recevra
la main de Lucia, après une année d'épreuves. Toute la Normandie se prépara pour
ce tournoi.
Le jour venu, deux rangs de quarante chevaliers s'élancent en des combats acharnés.
L'un après l'autre, ils sont déconfits. L'arène est jonchée de chevaux et de cavaliers
blessés ou morts. Seul, un cavalier à l'armure noire restait debout ; il n'avait aucune blessure, aucune marque de coup.
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En vainqueur du tournoi, il se présenta devant Lucia qui présidait la fête. L'écu
de l'inconnu portait deux lions sous lesquels était gravée la devise :
QUAND TROUVERAI ?
Le casque ôté, Lucia reconnut le trouvère au chant troublant. Le comte reconnut
la victoire et renouvela sa promesse.
- Dans un an, jour pour jour, je reviendrai en ces lieux et offrirai à la reine
de mes pensées, mes victoires et mon coeur.
Un soir d'orage violent, le château sembla éclater sous les coups. Au matin, Lucia
avait disparu. Le diable l'avait enlevée et la retenait dans ses enfers pour l'asseoir
sur le trône des ténèbres. Elle refusait en se refusant aux menaces et en devinant
les craintes des siens au château du Quesnay.
Mais, trompant l'attention du démon épuisé par une nuit d'orgies, elle parvint à
s'enfuir. Elle était heureuse de revoir le soleil, la lumière, les fleurs et le
chant des oiseaux. Lucia retournait vers les siens, vers son château et son bonheur
annoncé.
Le diable découvrant la disparition de la belle était fou de rage. Il brisa les
rochers dans une colère infernale et retrouva Lucia évanouie au pied des pierres
éclatées. Le diable s'élança pour se saisir de la belle, quand un chevalier vêtu
de noir et portant un écu avec trois lions d'or surgit ; le diable ricanat, pensant
réduire cet intrus dans les flammes. Lucia reconnut son héros et poussa un grand cri ;
le diable recula et s'enfuit.
Le soir, le chevalier frappait à la porte du château, ramenant Lucia sur son destrier.
Bientôt le comte et la comtesse de Quesnay avaient recouvré la santé et le château
put retentir à nouveau du bruit des fêtes.
Depuis plusieurs siècles, le château a disparu, mais les roches bousculées par le
diable sont toujours présentes pour attester de l'histoire.
Charles BRISSON in "Légendes et Récits de Normandie"
(sans date, Duval éditeur)
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