LÉGENDE
de
LA MANCHE


LA FOSSE ARTHOUR

Le roi Arthur, après sa disparition, se réfugia dans la Chambre du Roi, et sa fidèle compagne, la reine Genièvre, trouva un asile dans la Chambre de la Reine, dont une entrée secrète était connue d'Arthur seul. Mais l'arrêt de la fée puissante qui le protégeait, et avait présidé à sa naissance, avait ordonné qu'il ne pourrait rendre visite à son épouse qu'après la disparition du soleil derrière la montagne voisine.
Arthur obéit d'abord à cet arrêt sévère mais sa profonde tendresse pour celle qui n'avait pas voulu l'abandonner le lui fit bientôt oublier.
Une fois, et sans attendre le coucher du soleil, il descendit de sa retraite inaccessible, et alla rejoindre Genièvre. Il continua ses visites, mais une punition terrible lui était réservée.

Un jour qu'il venait de quitter sa compagne et traversait le ravin, un bruit inusité vint exciter sa surprise, et le fit se retourner. C'était le torrent grossi, fougueux, menaçant, qu'il vit accourir et se précipiter vers lui, grondant et mugissant. En un instant, l'onde perfide l'entoure de ses flots tumultueux, et monte, monte toujours. Le prince essaie de lutter contre l'irrésistible courant, se débat avec le courage du désespoir contre les étreintes de la mort.

Vains efforts ! Sa dernière heure a sonné ; le torrent entraîne et engloutit dans les profondeurs du gouffre l'amant infortuné. Du seuil de sa grotte, Genièvre a suivi avec une affreuse angoisse les péripéties de la lutte ; elle voit son époux disparaître, elle ne veut pas lui survivre ; et, se précipitant du haut de la roche, va le rejoindre dans l'abîme.
On affirme qu'autrefois, deux corbeaux, aussi blancs que des cygnes, venaient planer lentement et mélancoliquement chaque jour au dessus du gouffre, tombeau des deux amants. Leur aire était établi dans un creux du rocher, et les laboureurs les respectaient, car ils protégeaient les moissons des champs d'alentour contre les oiseaux du ciel.
Un soir, ils prirent leur volée vers l'horizon lointain, disparurent, et depuis nul ne les a revus. On raconte encore qu'au bon vieux temps, celui qui ne pouvait suffire à ses labours, allait demander aide sur le bord de la fosse Arthour, en ayant soin d'y déposer une piécette blanche.
Le lendemain matin, il voyait sortir de l'eau deux taureaux noirs qu'il emmenait, et qui se montraient infatigables au travail durant la journée toute entière. Il fallait les ramener au bord de la fosse à la tombée de la nuit, et ne pas oublier de leur attacher une botte de foin entre les cornes. Arrivés au bord de l'eau ils prenaient leur élan, et plongeant, regagnaient leur humide demeure.

Jules LECOEUR - Esquisse du Bocage Normand