CONTES
de
NORMANDIE


PATRIOTES

- Nombre d'inscrits : 120. Nombre de votants : 116…
C'était M. le Maire, Bucaille, qui, d'une voix de stentor, proclamait les résultats du plébiscite en ... 1870 ...
Il s'arrêta, un peu, comme péniblement oppressé, tout à coup ... puis :
- ... 115 oui et ... 1 non
Tous les assistants se regardèrent, effarés... consternés... Comment ! Un non !... Il existait dans la commune de Vainefleur un homme, un Français qui avait osé voter non, c'est à dire manquer de respect à Napoléon !
Le Maire baissait la tête, comme si quelque déshonneur l'eût atteint... Un non parmi ses administrés !... Qu'allait penser M. le Sous-Préfet ? Qu'allait dire M. le Préfet ? Qu'allait faire l'Empereur ?
Un conseiller municipal demanda :
- Qui qui peut avè fait eune pareille chose ?
- Ça doit être... avança prudemment l'adjoint Malicorne... çà pourrait bien être... çà n'me surprendrait qu'à moitié... queuquefois... par entendre dire... çu mauvais Audoux, le berger...
- Tiens ! crièrent les autres, oui, donc... j'y pensions pas... Le Roussi ! c'est li, marchez... çà ne peut être que li ! Y a pas pu guenon su' la terre : i n's'entendrait pas pu' aveu le bon Dieu qu'aveu le diable : i' nos aura vus tertous d'accord : alors, pour nos entaincher, vous comprenez... De quelle race qu'i' peut être ?... S'il en connaissait un pu' rosse que lui, il le tuerait pour être seul ed' son espèce.
M. le Maire songeait... :
- Què malheur ed' n'avoir point obtenu l'ulalimité tant rêvée !
Il avait pourtant pris assez de peine, parcourant la commune dans tous les sens pour entraîner ses électeurs, disant aux uns et aux autres :
- Allons, garchons... à l'urne !... pas d'abstentions ! n' caponnez point... faut faire voir qui que j' sommes... j'avons point dégénéré ed' nos pères... vu qu' les Parisiens cherchent des mots au gouvernement, faut l' souteni', nous, le Gouvernement..
. Tout le monde avait promis... et puis, voilà... un non ! Malheur de malheur ! C'aurait été pourtant tapé, hein, l'ulalimité !
M. le Maire n'a pas été faire visite à Audoux, parce que ce berger ne fait quasiment pas partie du village : toujours sur les côtes, ou sur l'alluvion, ou le long des chemins, avec sa troupe de moutons ; jamais on ne le voit dans le bourg ni au cabaret : jamais il ne fit œuvre de citoyen votant.
Et, pour une fois qu'il apporte son bulletin, cet abominable berger détruit tous les plans de la Municipalité, jetant une ombre sur l'allégresse générale, tachant d'une souillure les belles pages de l'histoire de Vainefleur.
Le brave Maire voyait son pays déshonoré par ce "non" insolent, provocateur. Et pas moyen de réparer cela ? "Impossible, répondit M l'Instituteur, consulté, le résultat est proclamé... et, ne le fût-il pas... le respect dû à la sincérité du suffrage universel !... rien à faire : il faut accepter cette déception, dévorer cet affront !..."
Retournant chez lui, tête basse, Bucaille réfléchissait... Tout à coup, il eut un sursaut :
- Voyons... une abomination semblable se comprend si peu ! Y a peut-être erreur ? Il a dû se tromper, Audoux ; c'est pas possible autrement : du reste il paraît bien souvent distrait : no dit qu'i' cause tout seul dans la campagne... Si j'allais le voir ? Y a peut-être moyen d'arranger çà : il dirait à M. le Préfet qu'i' s'a trompé de bulletin... et v'là... i'ferait s'n'excuse.
Dès lors, une idée s'implanta en lui : prier Audoux de reconnaître son tort, amener ce coupable, cet égaré, à une rétractation motivée. L'officier municipal se mit à sa recherche :
- Où qu'il est, Audoux ? demanda-t-il au fermier qui l'occupait.
- Ilo ! lui répondit-on, en lui indiquant les pentes d'Equainville.
Un type, cet Audoux ! Fainéant, jaloux de son indépendance, il avait choisi cette profession de berger parce qu'elle permet de vivre sans obéir aux ordres souvent absurdes et injustes des hommes. Habitant sa "cabane", maison ambulante, confiée à la vigilance de ses chiens, il n'était pas, comme les autres, serf de la glèbe : de même que l'ancien sage, il emportait avec soi tout son bien. Après des nuits vécues à la belle étoile, il passait les jours à écouter les échos... piaulement des roues et brouettes, grincement des charrues, bruits des chaînes que traînent les vaches entravées comme des forçats au bagne... tout cela, voix gémissantes des choses de campagne...
Et il se complaisait en son repos, en sa solitude. Il était celui qui n'apprend pas de métier, qui renie la civilisation, fuit les hommes et vit more antiquo, comme les primitifs...
Bucaille trouva Audoux qui fermait avec des claies fichées au sol, l'enclos de son parc à moutons.
Tout d'abord, il voulut le flatter ; et, comme le mot "berger" est au village quelque peu méprisant, étant appliqué à ceux qui n'ont "ni feu, ni lieu", il y substitua celui infiniment plus noble de "pasteur".
- Eh bien, pasteur Audoux, pourquoi que vous disiez pas que vous vouliez voter, c't'année ? no serait venu vo demander vot'voix, comme aux autres.
Audoux - un grand maigre, déguenillé, roux de poil (d'où son surnom "le Roussi"), teint que le grand air avait hâlé au point de le rendre presque noir, yeux vifs sous un buisson de sourcils - répondit, après un silence :
- Ben... l'idée m'en a pris... pasque m'est avis qu'i faut veiller aux intempéries de la politique, à c't'heure.
Le Maire prit un air entendu :
- J'parierais ... insinua-t-il... j'parierais que c'est qu'avez voté non... j'dis'ty vrai ?
- J'suis-t'y à confesse ? interrogea Audoux, goguenard. J'créyais qu'c'était l'affaire du curé ed' confesser le monde.
- Oh ! protesta Bucaille, conciliant, rien pour vous offlusquer : no'z'est libre, tout un chacun.
- Oui... eh bien, si ça vous démange tant de le savoir, c'est maï.
- Exprès ? cria naïvement Bucaille.
Le berger partit d'un énorme éclat de rire.
- M'est avis que vous méprisez un miet trop ma jugeotte : ne pensez vous aussi innocent que mes moutons ?... marchez, marchez... j'i vois pu' clair que vous dans les affaires ed' not' pays ; toujours des guerres, toujours des impôts... des fêtes à Paris... c'n'est point avantageux pour l' paysan, tout çà... crèyez maï.
- Avez vous tant qu' ça vous plaindre, vous qui flânez à cœur de jour ?
- C'est pas pour maï qu' j' cause ; j'en ferai toujours assez pour m'acheter du pain, à bère, et eune grand' chemise à l'occasion ; voyez vous, monsieur le Maire, j' m' réfléchis dans maï... j'i l' temps... vous, vous êtes dans les honneurs... l's ambitions, les livres, les journaux... j' sais-t'y, maï !... Les gens de la ville, i' vos font marcher... c'est pas l' bagou qui leur manque... c'est l' bon sens.
Audoux continua ainsi longtemps, catéchisant Bucaille, lui faisant, s'il vous plaît, des remontrances, le morigénant, lui exposant les idées constitutionnelles qui nous viennent "à va les camps".
Même, voyant Bucaille muet, comme accablé, Audoux devint moqueur, et fit cette stupéfiante déclaration :
- Maï, dans ma sorte, je me crois autant que quiconque, autant qu'un maire ou qu'un préfet : un maire, en queuque sorte, c'est le berger de la commeune... et le préfet itou dans son département... Man métier, i' n'a pas toujours été méprisé : dans l's évangiles, no cause-t-i' pas avec respect du pasteur, du "bon pasteur" ?
Il eut je ne sais quel rire ambigu pour ajouter :
- Oui, au fait... tenez, mon bâton courbé... c'est-il pas mon bâton pastoral ?... et pi aussi ma houlette... je sieux censément un évêque...
À cette énormité, Bucaille eut un soubresaut. Ahuri, en même temps que vexé, il interrompit le discours du subversif pasteur, lui criant avec indignation :
- Vous n' n'avez, vous, une corsitude ed' platitude qu'est d'épaisseur !...
L'apostrophe ne produisit pas grand effet... car le berger eut certain geste insouciant, secoua sa tignasse, ouvrit son "bissac" et en tira un morceau de pain qu'il se mit à chiquer à belles dents, semblant le trouver savoureux.
Et, comme pour bien signifier à son visiteur que c'en était fini de la conversation politique, il coupa court :
- R'gâdez mes moutons : la laine a du suint... ah ! voyez vous, je les soigne, mes bêtes... du tourteau, des féveroles... et pi... et pi.. no ne sait pas... un sac de sel au coin du râtelier...
M. le Maire lui tourna le dos, pensant : "Rien à faire, il est aux trois quarts et demi fou !"
Bucaille s'éloigne, tête basse, désolé... d'autant plus que ce quasi-échec électoral va peut-être compromettre certaine fête depuis longtemps préparée ; solennelle installation d'une compagnie de pompiers avec musique municipale !... Bucaille comptait que l'éclat de ce festival lui donnerait un grand renom et quelque gloire, par tout le canton. Dans ce but, il avait invité M. le Sous-Préfet à la cérémonie... Viendrait-il maintenant, ce haut Fonctionnaire ?...

Les pouvoirs publics n'ont pas tenu rigueur à la commune de Vainefleur du malencontreux vote. Au contraire, Bucaille a été félicité de son zèle et a été prévenu qu'on en ferait part "en haut lieu".
Bien plus, M. le Maire a eu la joie de voir acceptée, avec empressement, l'invitation que timidement il avait adressée à M. le Sous Préfet, pour venir au banquet du 15 juin.
... C'est aujourd'hui ! Tout est prêt. La salle du banquet fut installée sous la charretterie de M. Leru "qu'est brottier et premier conseiller municipal itou".
Vainefleur est superbe ! Ceux qui possèdent des drapeaux les exhibent. Les autres ont mis aux fenêtres des tapis, peaux, branches fleuries ou feuillues. On a planté partout, dans le sol du bourg, troncs de sapins, rameaux de hêtres - illusoire forêt où s'accrochent des lanternes vénitiennes. Le boulanger a décoré sa façade avec une guirlande faite de coquilles d'œufs, blancs, bleus, rouges.
La compagnie des pompiers, en uniformes tout neufs, flamboie au soleil, sous la conduite de son rutilant et valeureux capitaine, Bibet, lequel, si l'on en juge par sa trogne rabelaisienne et son bedonnant profil, doit représenter un bon vivant.
La musique municipale (douze exécutants) se tient, parfaite de tenue ; les instruments de cuivre incendient le bourg, envoyant aux vitres des maisons, aux yeux de tout le "sexe" accouru, d'insoutenables reflets.
Entre la musique et les pompiers, "le Conseil" prend place, Maire et adjoint en tête, ceinturonnés de l'écharpe.
Toute cette force villageoise, massée maintenant au point culminant de la côte de Carville, limite de la commune, attend, de pied ferme, le représentant de l'État...
Très exact, M. le Sous-Préfet... Son landau gravit la côte, à l'heure militaire annoncée, et s'arrête à vingt pas du cortège municipal.
Descendu sur la route, M. Duroy (c'est son nom) enlève son pardessus, d'un geste élégant, et apparaît sous ce costume si seyant des sous-préfets de l'Empire, moitié civil, moitié militaire, uniforme brodé, ouvert sur le plastron, cravate blanche, épée de cour, ruban violet à la boutonnière.
Le moment est solennel... Imitant M. le Sous-Préfet, les conseillers municipaux enlèvent à leur tour, qui son pardessus, qui la grande chemise bleue, sous laquelle on voit la redingote noire... ou l'habit vert à basques courtes.
Bucaille, alors, s'avance et commence à réciter ce compliment de bienvenue, appris par cœur :
- Monsieur le Sous-Préfet. Nous sommes venus vous attendre aux limites même de la commune, pour vous faire honneur... au dernier sillon... C'est ainsi que faisaient les anciens, puisque Romulus avait établi les limites de sa commune avec une charrue..., etc.
Ce discours étonnant mit une gaieté dans les yeux de M. Duroy ; s'entendre comparer à Romulus, ce n'était pas banal, pour un fonctionnaire du second Empire !...
Qui avait pu inspirer à Bucaille cette métaphore hardie ? Certain jeune Fleuriot qui, ayant terminé ses études au collège (de trop bonne heure, et au prix d'une fièvre cérébrale), était venu se refaire au pays natal. Ce malheureux garçon se reposait à dix huit ans, s'étant surmené de dix à dix sept - résultat tout à la gloire des programmes !... Et il transmettait aux autres son art scolaire ; il inoculait à des innocents sa contagion latine... il communiquait à son ambiance le virus de sa phraséologie - triste bachelier féru de ces comparaisons à outrance qu'enseigne le Conciones !...
Bucaille avait trouvé jolie l'histoire de Romulus enclosant son domaine d'un trait de labour... mais il s'était légèrement embrouillé.
Enfin, le Sous-Préfet était homme d'esprit... il loua avec beaucoup d'agrément l'extrême bonne grâce avec laquelle tous ces braves gens étaient venus l'attendre "au seuil de leurs propriétés communales, pour le garder davantage avec eux, pour lui faire cortège plus longtemps..."
- C'est çà même que je voulais dire, appuya Bucaille ; mais vous vous expliquez ben mieux que maï.
- Je ne fais que m'approprier vos idées, dit M. Duroy, exquis...
On se mit en marche : Fleuriot était chef de musique, bien entendu ; il y tenait l'emploi de piston solo, les autres rôles étant remplis par de jeunes Vainefleurais, manœuvrant bugle, baryton, basse... Le menuisier Gagu se faisait remarquer avec son trombone dont il tirait des sons immenses.
La fanfare joua la Marche des Soldats de Faust : "Gloire immortelle de nos aïeux"...
- Pas mal, ma foi, apprécia M. le Sous-Préfet ; messieurs les artistes, toutes mes félicitations !...
M. Duroy et le capitaine de gendarmerie qui l'accompagnait, M. Milochaux, passèrent la revue ; on fit manœuvrer les pompes et par surcroît les pompiers... La fanfare municipale exécuta encore la Marche des Soldats de Faust.
- Bis repetita placent, dit à Fleuriot l'administrateur qui, diplomate accompli, excellait en l'art de flatter pour conquérir.
Après quoi, on se réunit dans la salle du banquet où figuraient les autorités, notamment M. le curé Demy (un abbé au regard paterne et à la bouche généralement très close - type de réserve ecclésiastique).
Ce fut considérable, gargantuesque, pantagruélique. Oncques Vainefleur ne vit pareille bombance !
Le festin des soldats d'Hamilcar, si bien raconté dans Salammbô, ne fut pas plus corsé. Onze services ! séparés chacun par une tournée "d'iau de vie de cidre" de différentes années et de crus divers, que les gars dégustaient, appréciaient, penchant la tête, clappant, en connaisseurs !
Et c'étaient des réflexions :
- No la sent jusque dans le gésier.
- Si t'en avais d' la pareille dans ta cave, tu mettrais une pignette à ton fût pour bère à même...
- Veux-tu te taire, taï, Alphonse ... c'est taï qu'est le plus bétureux de tout le département...
Bucaille était naturellement assis entre M. le Sous-Préfet et M. le capitaine de gendarmerie. Il leur contait ses doléances.
- J'avons eu un "non" ! Ce fera deuil à l'Empereur.
- Mais non, dit l'administrateur, souriant ; qu'est-ce que c'est que ce révolté, dans votre commune ?
- Un nommé Audoux.
M. le capitaine Milochaux, qui avait déjà passablement bu, entendit mal, ayant du reste l'oreille un peu dure.
- Saindoux ! couperai les oreilles... à ce gaillard là. Polisson... Saindoux ! ... compagnon de saint Antoine... suppose, eh ! Saindoux !...

Le Maire poursuivit :
- Un gars si tellement rouge...
- D'opinion ? interrogea le Sous Préfet.
- De cheveux itou... si tellement que j' l'appelons "le Roussi".
- Il faut le raisonner, lui parler.
- Ouaï, c'est comme si que no cornait dans un vignot... Et pi... j'en avons quasiment peue !... il jetterait ben des sorts à nos bêtes... Je serais porté à craire qu'il a dans la tête quéque chose ed' travers. L'autre jour, i' m'a dit...
Il baissa tragiquement la voix, pensant qu'il allait provoquer l'indignation du Sous-Préfet.
- ... I' m'a dit qu'il était censément un évêque, rapport à sa houlette et à son bâton pastoral.
- Tiens... dit M. Duroy, qui aimait assez l'imprévu... c'est joli, cela... joli... Manque pas d'originalité, ce citoyen là !....
L'adjoint qui écoutait cette conversation, eut tout à coup un mouvement d'indignation :
- C'est un mauvais français ; y a donc pas de punition, pour ces guenons là, sur la terre... Peut être que dans l'autre monde ?...
Il regarda M. le curé, lequel eut un geste évasif, comme pour signifier qu'il n'était pas suffisamment documenté relativement aux peines édictées par le Très Haut à l'endroit de ceux qui avaient commis pareille énormité plébiscitaire.
Le Sous Préfet, devinant chez l'ecclésiastique certaine nuance d'embarras, détourna courtoisement la conversation.
- Du reste, fit il, Sa Majesté accepte très bien l'opposition. Elle est libérale...
- Bravo ! dit Malicorne ; Napoléon, c'est un homme ed' première !
- Mais enfin, interrogea le Sous-Préfet (qui aimait à se renseigner sur l'esprit de ses administrés ), à part cet énergumène, dans votre canton, on est favorable au gouvernement ?
- Oh, oui, l'Empereur, j' nos ferions écharper pour li... Mais... voulez-vous que je vous dise...
Et, plus bas, il ajouta, confidentiel :
- Dites-z-y qu'il se méfie de Badinguet... c't'i-là, no'z' en cause ben mal, par cheux nous... i'ne doit pas valoir cher, ce gars-là...
Si habitué que fût M. Duroy à maîtriser ses impressions, il eut une suffocation... un haut-le-corps, pour empêcher le fou rire... et son lorgnon tomba dans l'assiette.
Voulant faire diversion, et constatant que le service se prolongeait entre les canards rôtis, dévorés déjà et le gigot attendu, il exprima le désir d'applaudir à nouveau "MM. les artistes musiciens"
- Comment donc ! rien de plus facile...
Et la fanfare, encore une fois, exécuta ... la Marche des Soldats de Faust.
Très discrètement, comme il faisait toutes choses, le premier magistrat de l'arrondissement s'informa "pourquoi cette troisième audition".
- Monsieur le Sous-Préfet, répondit Fleuriot, quelque peu gêné... nous ne savons que ce morceau-là...
Il n'eût pas imaginé cela, l'excellent administrateur, si rompu à l'art d'être agréable... autrement il n'aurait pas posé sa question ; il trouva moyen cependant de tourner ce petit compliment :
- C'est déjà un résultat magnifique et qui dépasse toutes les espérances.
Mais Bucaille, voulant faire briller ses administrés, dit à Fleuriot :
- Puisque M. le Sous-Préfet aime la musique, chantez-li votre chanson... vous savez bien…
- "La Patrie" ? ah ! mais, ça... c'est tapé...
Et les musiciens entonnèrent... le Chant des Girondins !
Ce n'était peut-être pas très protocole... cette évocation des farouches républicains devant un représentant de l'Empereur ; mais les paysans répétaient tous, avec une telle ferveur, un tel entrain, une si naïve bonne foi, la strophe Mourir pour la patrie (bis) - C'est le sort le plus beau, le plus digne d'envie que M. le Sous-Préfet lui même s'y associa... car enfin, "mourir pour la patrie", cela ne constituait pas un sentiment subversif...
Il en prit même texte pour le toast par lequel, selon l'usage, fut clos le festin :
- Oui, mes amis, la patrie... qui a sa plus haute incarnation dans la personne de notre auguste souverain…
- Vive l'Empereur ! interrompit Bibet, dont la bouche presque édentée s'ouvrait toute grande, laissant paraître une dent unique qui ressemblait à un dard.
- Permettez-moi, poursuivit M. Duroy, de m'associer à l'élan patriotique de l'honorable M. Bibet... Sa Majesté n'est pas en reste avec vous, car Elle vous aime.
Ce "féminin" inquiéta Malicorne, qui dut se faire assurer par M. l'Instituteur que l'orateur parlait correctement.
- Elle est du reste la sauvegarde de vos existences... le symbole et la garantie de la paix... la paix du monde... messieurs... Cette mission providentielle, l'Empereur en a trouvé confirmation dans votre vote mémorable et significatif, en dépit d'une erreur...
- A mort Audoux ! cria l'assemblée en fureur...
- Mais notre éminent souverain n'en est que plus reconnaissant à tous ses loyaux sujets ; et en son nom, j'apporte ici des remerciements à notre distingué Maire...
Bucaille devint cramoisi, salua, la poitrine oppressée, les yeux brillants, à la pensée que le Chef des Français lui faisait dire quelque chose !... Et, lui aussi, d'une voix terrible, cria : "Vive l'Empereur !..."
- Napoléon III sera informé de vos sentiments dynastiques et il appréciera aussi comme il convient le dévouement de vos fidèles pompiers. Cette phalange d'élite représente l'élément jeune du village : cette milice fait partie de l'armée, puisqu'elle porte le sabre et le fusil... mais c'est l'armée de la paix ; ce sont les régiments de la nation... Cependant, si, ce qu'à Dieu ne plaise, l'ennemi touchait le sol sacré, on les verrait, ces soldats du devoir, on les verrait implacables et résolus, voler à la frontière, nous faire un rempart de leurs vaillantes poitrines où battent des cœurs de Français.
L'auditoire était électrisé par cette éloquence officielle.
- Oui, oui, clamaient les convives, j' défendrons la France, comme des aragis... tertous... tertous...
M. Bibet, congestionné, se leva, jetant sur l'horizon un regard circulaire, comme pour découvrir dans quel coin de l'univers pourrait bien se cacher un ennemi de la France.. Ce Normand n'en découvrit qu'un... et il cria, forcené :
- A bas les Anglais !
- Je veux en terminer, acheva M. le Sous-Préfet, par l'éloge mérité de vos excellents musiciens : l'heureux choix du morceau qu'ils ont brillamment exécuté, à plusieurs reprises, à la demande générale du reste, l'élan véritablement surprenant avec lequel ils ont chanté les patriotiques paroles que l'histoire a conservées, tout cela a excité au plus haut point notre admiration. Le chef de vos artistes municipaux est du reste un lauréat de notre grande Université ! Continuez, jeune homme : macte animo, generose puer... et vous, messieurs, imitez son exemple... instruisez-vous, c'est le moyen de vous enrichir.
L'Instituteur applaudit à outrance, et ainsi n'entendit-il point un voisin sceptique murmurer :
- Le père Cantrel a gagné dix mille livres de rente à s' marchander sur les bestiaux... et il ne sait ni lire ni écrire.
La harangue officielle s'achevait, au milieu de frénétiques acclamations... Après quoi, les convives s'en furent dans le bourg... Toute la population était mobilisée ; sur le pas des portes, la gent féminine exhibait jolies toilettes, natures plantureuses, frais minois.
Les deux capitaines, celui de la gendarmerie et celui des pompiers, sentant qu'on les admirait, se rengorgeaient. Bibet dit à son collègue :
- C'est le prestige de l'uniforme !
Et, prenant très au sérieux son rôle d'officier devenu régence, talon rouge, il s'approcha de certaine grosse fille de ferme, qui s'écarquillait les yeux devant lui ; il lui prit le menton, disant :
- Viens çà, la belle enfant !...
- Comment s'appelle cette jeune beauté ? demanda le capitaine Milochaux au lieutenant Cupidon Lahure qui s'était rapproché des chefs.
- La p'tite Jeanne Simoneau.
- Jambonneau ! dit le capitaine qui entendait tout de travers... et vous, Lahure !... s' pas ?... Saindoux, tout à l'heure, hé ?... Drôles de noms dans votre sacré commune...
M. le Sous-Préfet, lui aussi, à qui les libations et son succès ont donné des idées tendres, trouve qu'aujourd'hui les femmes de Vainefleur possèdent une grâce véritablement attirante. Il en fait la remarque à M. le Maire, et toujours prêts aux politesses, aux aimables propos, cet art supérieur de l'administration, il dit :
- Ce sont d'admirables personnes.
Bucaille prend un air à la fois fier, modeste et paternel comme si toutes étaient ses filles, et répond :
- Oui... al' sont ben luronnes.
- Sa Majesté sera informée de la beauté de cette race campagnarde, qui lui promet d'énergiques soldats, conclut M. Duroy, galamment.

A la fin de l'après midi, les invités officiels montèrent en voiture. A pied, Bucaille les accompagna, jusqu'à la borne extrême qui sépare Vainefleur de Gréville... Là, eurent lieu les adieux.
Précisément, la silhouette d'Audoux apparut à la crête de la côte où paissait son troupeau.
Le pasteur regarda curieusement le cortège... eut un haussement d'épaules... tout à coup, constatant que, pendant sa distraction, les moutons se dispersaient, il ordonna à son "quien" de les ramener à l'ordre :
- Té... té... passe pa' l' bout !
Et, de sa houlette, prenant une motte de terre, il la lança dans la direction des fugitifs...
Puis, se drapant dans cette houppelande que les bergers normands appellent "limousine", il s'en fut du côté du phare, remontant la colline, suivi par sa "troupe" dont le piétinement faisait comme un bruit de marée. Il disparut bientôt derrière une crête de la colline, triomphal et méprisant.
Un si beau jour ne pouvait se terminer au coucher du soleil. Il y eut bombance dans les cafés...
Bucaille eût désiré un feu d'artifice ; mais le "Conseil" n'avait pas autorisé pareille dépense qui ne montait à rien moins que soixante cinq francs ; on eut, à la place, une retraite aux flambeaux où les musiciens, aux sons de Faust (quatrième représentation), conduisirent la compagnie des pompiers, laquelle défila avec la crânerie martiale d'un régiment véritable.
Ceci inquiétait les ménagères.
Le soir, l'une d'elles, femme de bon sens, interpella son mari, le caporal Patin :
- Dis donc, c'est-il que tu vas partir au service ?
- Es-tu folle ? demanda le pseudo-caporal.
- Pourquoi alors que no vos donne des sabres et pi des fusils ? c'est pas pour éteindre le feu, en tirant dessus ?
Patin, qui était poivrot et avait le vin tendre, fut un instant déconcerté par cette logique féminine. Mais il riposta, d'une voix brouillée, presque autant que son esprit :
- Le feu éteint le feu... comme les baisers de flamme éteignent l'amour.
Et il embrassa son épouse en murmurant le couplet fameux : Éteignons l'incendie, mais jamais l'amitié
Puis, on entendit des mots, en dialogue entrecoupé :
- A qui ces beaux cheveux là ? C'est z'à moi... c'est z'à toi... c'est à tous les deux.
Le lieutenant porte drapeau Lahure dit Cupidon fut signalé, vers minuit, sur la route de Plainville, tenant la hampe, très ferme, tandis que l'étendard lui traînait dans le dos... il titubait, il chantait : "... rir pour la patrie".
Un musicien, le menuisier Gagu, fier d'avoir un trombone, se promena dans la campagne, tirant parfois de l'instrument des sons formidables qui effaraient toute la création. Il s'arrêta devant le vieux "cheval à Pestel", qui somnolait, couché le long d'une haie ; pour cet auditoire étrange, il entonna "Gloire immortelle de nos aïeux". Le bidet se leva et eut, à l'endroit de cette sérénade nocturne, une pétarade particulièrement dédaigneuse.

Enfuis les jours de liesse. Voici l'invasion, temps néfastes, sinistres nouvelles, lueurs d'incendie, échos du tocsin. Bucaille vient de recevoir de la Sous Préfecture une lette pesante et navrée :
"Notre armée en déroute à Moulineaux... votre patriotisme sera à la hauteur des événements ; armez les pompiers."
Immédiatement, le tambour Pernel bat le rappel, convoquant d'urgence à la mairie tous les soldats citoyens.
Bucaille lit la lettre de M. le Sous-Préfet...
" Votre patriotisme sera à la hauteur des événements."
Puis, il attend l'effet prévu, l'explosion d'enthousiasme... mais il y a un froid dans l'assistance.
L'Instituteur prend la parole ; très belliqueux, il développe une thèse enflammée, représentant aux villageois que les Espagnols ont vaincu Napoléon (le Grand !) par une guerre de partisans, par les guérillas. Les pompiers français ne sont pas moins braves que les paysans espagnols ; ils sauront défendre, contre l'envahisseur, leurs foyers, leurs femmes, leurs filles, etc. Mais son succès oratoire fut absolument compromis par cette remarque du caporal Patin :
- Il est pas gêné, li... les maîtres d'école sont exempts d'aller sous les drapeaux.
- Voyons, interroge Bibet, qui qui s'inscrit pour monter la garde, c't'nuit ?
Silence farouche.
- Maï, dit l'adjoint Malicorne, si je m'écoutais, si je me retenais pas, je m' ferais tuer... mais (gravement) je suis père de famille.. j'en ai pas le drait... çà ne m'est point permis... non, je n'ai pas le drait !
Le tambour Pernel ajouta :
- Et pi, vous savez ben, monsieur le Maire, si no s' bat dans le pays, les Prussiens vous emmènent en otage... Et peut-être qu'ils vous fusilleront... Et pi aussi les notables, le curé et les plus fort imposés... dévouons nous pour eux : notre devoir et de mettre bas les armes : pas d'imprudence... rendons nous.
- D'ailleurs, opina le lieutenant Cupidon Lahure, ces canailles d'Allemands (il montre le poing à l'horizon) incendient les villages, tuent les enfants, violent les femmes, exterminent les hommes.
Divers avis s'échangèrent.
- Maï, je me suis fait sauter le pouce pour pas aller au service, censément que je sieux infirme, mutilé, pour la patrie... en v'là assez…
- J'sommes-t'y pas des paysans ? Dans le temps jadis, les serfs ne portaient pas les armes ; la quérue, v'là not' affaire...
Un nommé Cagnard observa, enfin :
- L'armée régulière s'est-i pas rendue ? Faut capituler itou, nous !
Cette motion réunit l'unanimité. On cacha dans un vieux puits abandonné ces armes, dont l'usage, décidément, ne se comprenait qu'en temps de paix.
Quand les Prussiens arrivèrent, on leur vendit très cher foin, avoine, œufs, volailles, moutons. M. et Mme Patin trouvèrent que l'invasion n'était pas déjà si désastreuse... qu'il faut savoir se résigner et n'avoir point de rancune.

A quelque temps de là, le menuisier Gagu rencontra Audoux et lui dit :
- Eh ! Roussi... c'est taï qu'avait raison, tout bien réfléchi ! T'es un rude gars tout de même pour avè de l'esprit : c'est taï qu'aurait dû êt' not' Maire.
- Pourquoi point Empereur ? demanda le "Roussi" devenu goguenard avec une nuance de hauteur.
Et il ajouta :
- Dans les temps d'antiquité, les bergers, no n'en faisait-y point des rois ?

Jean REVEL - Contes normands (1901)