CONTES
de
NORMANDIE


LE PRÉSENT DE NOCES

Dans le village de Montchéri, où toutes les femmes sont jolies, aucune n'était comparable à Rosalbine, et, quoiqu'elle fût la plus pauvre, tous les garçons la recherchaient en mariage. Aussi ses jeunes compagnes étaient elles fort impatientes de lui voir faire un choix, car tant que Rosalbine ne serait pas mariée, on les négligerait elles-mêmes, et il ne se ferait aucune noce dans le village.
Le père de Rosalbine, se voyant pressé de choisir un gendre parmi tant de jeunes voisins, qu'il ne voulait pas désobliger, répondit qu'il donnerait sa fille à celui qui trouverait pour elle et lui apporterait, comme présent de noces, ce qu'il y a sur la terre de plus ancien et de moins durable ; de plus admiré et de plus maltraité ; qui parle sans voix et qui n'est utile qu'après sa mort.
Aussitôt que le père se fut ainsi expliqué, tous les prétendants se mirent à rêver sur cette affaire, et se répandirent de tous côtés pour chercher ce qu'on leur demandait. Les uns se retirèrent dans une profonde solitude, afin de méditer librement sur ce grand mystère ; les autres allaient de lieu en lieu et demandaient à tous les passants s'ils ne savaient point ce qu'il y a sur la terre de plus ancien et de moins durable ; de plus admiré et de plus maltraité ; qui parle sans voix et qui n'est utile qu'après sa mort ?
Les passants se moquaient d'eux et poursuivaient leur chemin. Ceux qui s'étaient confinés dans la retraite n'avançaient pas davantage ; ils se grattaient le front, s'arrachaient les cheveux, se battaient la tête ; mais cela n'en faisait pas sortir la vérité désirée.
Quelques uns consultèrent les devins, qui ne firent aucune réponse satisfaisante.

Qui était en grand souci, pendant que tous les jeunes gens faisaient cette difficile recherche ? C'était la belle Rosalbine. Elle tremblait que la découverte ne fût faite par un autre que Masaël ; elle aimait Masaël comme elle en était aimée Si elle avait su ce que demandait son père, elle n'aurait pas manqué de le révéler à son amant, mais elle ignorait, comme tous les autres, le secret d'où son sort dépendait.
On juge bien que Masaël désirait passionnément de le découvrir ; cependant il ne s'enferma point dans une chambre solitaire ; il n'arrêta point les passant pour s'enquérir de ce qu'il voulait savoir ; il n'alla point non plus consulter les sorcières et les devins : Masaël ‚tait un honnête garçon, le fils d'une pauvre veuve, et il ne cessa pas un jour de travailler, pour nourrir sa mère, en même temps qu'il rêvait en silence pour découvrir le bienheureux secret.
Le père de Rosalbine reçut bien souvent la visite de ses jeunes voisins, qui venaient, d'un air triomphant, offrir, comme présent de noces, tout ce qu'ils avaient imaginé. Rosalbine tremblait ; les yeux fixés sur son père, elle attendait l'arrêt fatal, et ne respirait à l'aise qu'après avoir entendu l'invariable réponse :
- Ce n'est pas cela.
L'amant se retirait d'un air triste avec son cadeau, après avoir fait une humble révérence à l'ingrate Rosalbine.

Un jour que Masaël était dans la campagne, occupé à quelque travail, un admirable papillon vint se poser près de lui et fixa son attention. Ce papillon ne ressemblait à aucun de ceux qu'il avait vus jusqu'alors ; il était d'une grandeur extraordinaire, il avait les ailes bleues, veloutées, découpées en cœur, avec une bordure vermeille ; et il portait sur la tête une sorte d'aigrette scintillante, qu'on eût prise pour un bouquet de diamants.

Après qu'il eut laissé au jeune homme le loisir de l'admirer, il prit son vol, et tourna quatre fois autour de lui, comme pour le saluer. Masaël, qui n'avait dans l'esprit qu'une pensée, adressa la parole à la merveilleuse créature et lui dit :
- Beau papillon, n'es-tu point quelque fée secourable qui prend pitié de ma peine et qui vient m'apprendre ce que je désire tant savoir ? Si j'ai deviné juste, viens, je t'en prie, te poser sur la main que je te présente, et sois assuré que je n'abuserai point de ta confiance.
A peine Masaël eut-il cessé de parler et avancé la main droite, que le papillon vint s'y poser. Il balançait doucement ses ailes brillantes, et regardait fixement le jeune villageois, qui lui dit encore :
- Tu m'as bien compris, beau papillon, pourras-tu me tirer de peine ?
Le papillon fit, de sa jolie tête et de sa trompe recourbée, un signe affirmatif.
- Eh bien, sois mon guide, reprit Masaël, déjà plein d'espérance ; je te suivrai partout à la trace, jusqu'à ce que j'aie trouvé le trésor que demande le père de Rosalbine.
Comme il achevait de parler, le papillon s'envola doucement, afin que Masaël pût le suivre, et il se dirigea vers la prairie, où il se posa sur la première fleur.
- Patience, dit Masaël en lui-même ; il faut bien qu'un voyageur de cette espèce fasse quelques pauses ; j'attendrai qu'il ait délogé pour le suivre.
Mais le papillon ne délogeait pas ; Masaël recommença ses prières. Alors son guide se mit à voltiger autour de la fleur, puis, s'élevant tout à coup vers le ciel, à la façon de l'alouette, il fondit comme un trait du haut des airs sur la fleur qu'il avait quittée.
- Eh quoi ! s'écria Masaël avec chagrin, nous ne partirons pas d'ici ? Aimable génie, je t'en conjure, mettons nous en chemin et montre moi ce qu'il y a sur la terre de plus ancien et de moins durable...
En articulant ces mots, Masaël, comme averti par une inspiration soudaine, se frappa vivement sur le front, et s'écria :
- Je l'ai trouvé ! C'est cela même !
Et, courant à la fleur que le papillon avait quittée, comme pour la lui céder, il la cueillit et la pressa contre son cœur.
Le papillon s'étant posé sur une fleur voisine, Masaël la cueillit encore. En quelques moments ils eurent parcouru toute la prairie, et le jeune homme put remarquer que son guide, ne s'étant jamais posé deux fois sur la même espèce, lui avait composé, avec un goût parfait, un bouquet de fleurs champêtres, le plus joli qu'on pût voir.
Arrivé au bout de la prairie, le papillon tourna de nouveau quatre fois autour de Masaël, puis, s'élevant en spirale au-dessus de sa tête, il disparut dans le ciel.

Plein d'une joyeuse espérance, le fils de la veuve courut chez le père de Rosalbine, et, présentant le bouquet à la jeune fille, il dit au père, qui déjà souriait :
- Les fleurs ont précédé les fruits sur la terre : rien n'est plus ancien que les fleurs ; rien n'est aussi moins durable ; on admire les fleurs par-dessus tout, et on les maltraite cruellement : la main les cueille, la faux les moissonne sans pitié ; elles parlent sans voix, car elle ont pour les amants un secret langage ; enfin, pour qu'elles soient utiles, il faut que la dent du bétail ou l'acier du faucheur ait tranché leur vie.
Le père de Rosalbine dit à Masaël en lui tendant la main :
- Soyez mon gendre ! Vous apportez à ma fille le présent de noces que j'ai demandé pour elle.

PRÉAL - in "l'Ami de la Maison" (février 1856)