LÉGENDES
de
L'EURE


LE CHIEN DE MONTHULÉ

On voyait autrefois dans la ferme de Monthulé, dans la commune de Sainte Croix sur Aizier, un très beau chien au poil noir et luisant, au regard vif et intelligent, et ayant en apparence toutes les perfections d'un lévrier de fine race. Cet animal apparaissait à différentes heures du jour, et surtout la nuit, et parcourait tous les hameaux voisins.
Tout le monde le connaissait et l'aimait. On cherchait obstinément et par tous les moyens à vaincre ses goûts d'isolement ; douces paroles, gestes caressant, appâts engageants étaient employés inutilement ! Il se rapprochait bien un peu ; mais dès qu'on avançait la main pour le prendre, il s'échappait avec de prodigieuses gambades, qui souvent n'atteignaient pas moins de vingt pieds de haut.

Ce qu'il y avait de plus étrange encore, et qui fait naître dans les esprits mille conjectures bizarres les unes que les autres, c'est que ce beau chien, si indifférent pour l'espèce humaine, à laquelle il ne causait d'ailleurs aucun désagrément, était le mortel ennemi de la race canine

À partir du jour où il était venu s'installer à Monthulé, on n'avait pu garder ni élever aucun animal de son espèce ; il tourmentait si fort, de toutes les manières, les autres chiens que ceux-ci mouraient ou prenaient la fuite. Ce lévrier fantastique était le chien d'un voyageur. S'étant aventuré dans la ferme, il avait été pris et tué par le propriétaire.
À peu de temps de cette exécution, le maître de l'animal mis à mort, après nombre de démarches pour retrouver son chien auquel il tenait beaucoup, s'en vint le demander à la ferme... On lui répondit qu'en effet, on avait vu le lévrier, mais qu'il était mort quelques jours après son arrivée de maladie. Le voyageur, doutant un peu de la véracité de ses interlocuteurs, leur dit avec une singulière inflexion de voix sous laquelle perçait une menace :
- Si vous ne dites pas vrai, on le saura bien.
Depuis ce jour, l'animal merveilleux commença ses promenades vagabondes et se montra aux gens de la ferme comme un reproche vivant jusqu'au moment où ceux-ci détruisirent la cave qui lui servait de retraite. N'ayant plus alors d'endroit pour se cacher, il ne reparut plus.

Émile DUMONT - Légendes et traditions de mon pays (1861)