CONTES
de
NORMANDIE


ORIGINE DE LA FAUX

Sur les origines de la faux, cet instrument si précieux en agriculture, la tradition bocaine nous rapporte une légende curieuse. D'après elle, la faux aurait été tout simplement apportée sur notre pauvre terre par le diable en personne.

On était au temps de la fenaison.
Un laborieux ménage, le mari et la femme, avait loué comme il était d'usage autrefois dans le Bocage, d'un propriétaire voisin, une grande étendue en prairie pour en faire le foin. Ils devaient le couper, le sécher et le mettre en mûlons. Le marché était en outre ainsi fait que, moyennant une rétribution appropriée, ils effectueraient ce travail dans un temps déterminé et relativement court, faute de quoi l'obligation devenait nulle et ils recevraient aucune rétribution.
Mettant en pratique le vieux dicton "charité bien ordonnée commence par soi", nos paysans commencèrent par couper et rentrer leur foin et ne s'occupèrent de celui qu'ils avaient pris à charge qu'une fois leur propre besogne achevée. Mais le temps passe vite quand il est bien employé et il fuit sans qu'on s'en aperçoive ; quand le travail fut fait, ils s'aperçurent que le temps fixé dans la convention était près d'expirer et qu'ils n'avaient pas encore mis la main à l'œuvre : le travail devait être terminé le samedi avant midi et l'on était au mercredi.
Pour comble de malheur, le mari devait encore s'absenter le jeudi ; comment sortir de là ? La femme surtout était décontenancée ; elle fondait en larmes, pleurait amèrement et se confondait en plaintes inutiles. Sur ces entrefaites, un élégant monsieur, habillé à la mode des personnages de la cour du roi du France, se présenta à elle sans qu'elle l'entendit arriver :
- Je vous salue ma brave femme, dit-il en s'inclinant.
- Bonjour, répond-t-elle alors, toute interloquée.
- J'ai appris par hasard que vous étiez bien embarrassée pour couper le foin que vous avez alloué ; est ce vrai ?
- Eh oui, c'est vrai et bien trop vrai malheureusement, mon bon monsieur.
- Qu'est-ce donc qui vous embarrasse tant ?
- Bah, c'est que nous n'avons pas d'outil convenable pour faire notre tache à temps et nous éprouverons une fameuse perte.
- Allez, si c'est cela qui vous gêne, je peux vous tirer d'embarras en peu de temps. Voyons, il est cinq heures du soir ! Si vous me permettez, je me charge de couper votre foin cette nuit. A l'aurore demain, il sera par terre. J'y mets toutefois une condition : oh pas d'argent, je sais que vous n'en avez pas, mais voici : dès que j'aurai fini de couper l'herbe, je viendrais vous trouver et il faudra que vous donniez le nom de l'instrument dont je me serai servi. Vous aurez trois reprises, pas davantage ; si à la troisième, vous ne me dites pas le nom véritable, je vous prends simplement et vous emmène dans mes sombres demeures.
- Oh, monsieur, que vous êtes bon ! Ah, dame, je serais bien contente, comment pourrais-je refuser ?
- Et bien, c'est une affaire entendue, dit le diable, car c'était lui qui s'exprimait ainsi.

Lorsque son mari rentra, la pauvre femme qui ne se sentait pas de joie, lui raconta son marché.
- Malheureuse, lui dit l'homme, tu nous a perdus. Tu as fait un marché avec le diable, qu'allons-nous devenir, il faut trouver un moyen de le rouler, on dit qu'il n'est pas encore bien malin. En tout cas, je vais essayer.
Là dessus, notre paysan s'en va le long du chemin, qui bordait en lisière la prairie qui était encore couverte de son foin, se blottit dans la grosse haie qui formait taillis de ce côté et attendit les évènements. A peine fut-il installé qu'une bande de diables avec de grands outils sur le dos fit irruption. Il y en avait un peu de toutes les catégories, de toutes les couleurs et de tous les diamètres, tous ornés d'appendices frontaux plus ou moins proéminents. Une impression lui vint, qu'il allait précipitamment communiquer à sa femme.

- Ce n'est pas la peine de te tourmenter, Marianne, lui dit-il en l'abordant, j'ai trouvé.
- Ah, tant mieux, répliqua-t-elle, mais qu'est-ce que c'est ?
- Laisse moi faire et tu verras. En attendant, tu viendras avec moi cette nuit et tu apprendras le nom du fameux outil dont ils se servent, ou je serais très surpris.
Ils attendent donc qu'il soit minuit, ou à peu près, et sortent furtivement de leur demeure, à pas de loup, se dirigent sur le chemin. A moitié de la route, ils aperçoivent à travers les branches touffues d'une coudrière la légion de diables qui faisait manœuvrer furieusement le grand instrument alors inconnu des humains.
Au milieu de la troupe, la femme reconnut le beau monsieur de la vieille, il dépassait de beaucoup les autres et les commandait vertement, en poussant des bordées de jurons formidables. Tous les deux blottis sous la bordée de feuillages obscurs se donnèrent bien garde de souffler mot. Un des diables qui venait vers eux avec une rapidité vertigineuse, tenant la tête des faucheurs, échangeait de temps en temps deux ou trois paroles à voix basse avec le chef de la bande. Il était arrivé à une vingtaine de mètres environ du pied de la haie quand soudain, son outil, ayant heurté brutalement un obstacle, rendit un son fêlé.
Aussitôt il poussa d'une voix terrible cette phrase expressive :
- Ma faux est cassée.
Marianne en fut glacée d'effroi, mais chose bizarre qui ne l'effraya pas moins : comme par enchantement, tout le monde disparut, même le chef de la troupe infernale.
Qu'était-il donc arrivé à celui qui avait été cause du départ précipité de la bande ? Lorsque le mari était venu le long de la praire et qu'il avait vu les pierres qui pavaient le chemin, semées de ci de là, il s'était dit : "voilà mon affaire, je vais mettre trois ou quatre de ces gros cailloux dans l'herbe à couper ; quand les ouvriers passeront par là, ils les heurteront de leurs outils. Et forcément, interrompant leur travail, ils vont les nommer en disant qu'ils sont cassés ou détériorés."

Dès le lever du jour, monsieur le diable vient tout joyeux à la maison ; il frappe à la porte, on lui ouvre et il entre, savourant à l'avance la proie qu'il croyait tenir. - Eh bien, dit il à Marianne, le nom de l'instrument, tu l'as trouvé ?
- Bah, mon bon monsieur, serait-ti pas une faucille ?
- Non, ce n'est pas cela ! Allons, dépêchons-nous, je n'ai pas le temps de me morfondre ici à vous attendre. Voyons, du vif, vous avez encore deux chances.
- C'est peut-être bien un faucillon !
- Non, dit Satan sèchement.
- Ah, je suis donc malheureuse. Qui que çà peut donc bien être ? continua la bonne femme qui faisait semblant de chercher.
- Allons, dépêchons nous, dépêchons nous, reprend Satan. Vous m'impatientez.
- Mais qui donc que çà peut bien être que çà ? Ce serait ti pas une faux, par hasard, monsieur ? A vous dire vrai, c'est une faux. De vrai, je vous le dis !
Nous laissons à penser la tête que le monsieur fit en entendant le nom. Dans l'instant, il quitte la maison et Marianne, dans un tourbillon, en faisant un bruit infernal, et en laissant derrière lui des odeurs sulfureuses et nauséabondes.
Il était joué encore une fois, le pauvre diable, et après avoir rendu un service non seulement aux deux bonnes gens, mais à l'humanité et à l'agriculture entière.

A. MADELAINE - Au bon vieux temps
Récits, contes et légendes du l'ancien Bocage Normand (1907)