LÉGENDES
du
CALVADOS


UN SABBAT EN PLEIN JOUR

On a conservé dans la contrée de Vassy le souvenir de l'un de ces sabbats de sorciers particulièrement mémorable : l'assemblée se tenait sous la présidence du diable lui-même et ce fut l'un des plus importants sabbats dont on ait gardé le souvenir dans cette partie de notre contrée bocagère. Il eut lieu en plein jour, contrairement à l'usage, un jour de dimanche, pendant la grand' messe, et dans une habitation tout à fait isolée de l'un des hameaux perdus et enfouis dans le feuillage, au fond des fondrières et des ravins qui parsèment si pittoresquement le pays au bord de la "chapelle en Gerbould".
Ce jour-là, le club des satanistes avait été nombreux, il avait lieu dans la chambre où le propriétaire de l'endroit donnait un grand festin, en l'honneur du roi des ombres ; celui-ci figurait sous la forme d'un beau nègre, avec des cheveux superbement crépus, des appendices frontaux fourchus comme ceux d'un jeune cerf de deux ans, des yeux noirs très vifs et très saillants, et des dents si fortes, si proéminentes et si blanches qu'elles faisaient trembler. En arrière, l'appendice caudale, lustré d'un beau noir d'ébène, apparaissait, relevé jusqu'au milieu du dos, l'extrémité saillant au dehors et frétillant.

0r, à ce moment solennel, une des ménagères du voisinage ayant à demander un service au propriétaire en question, et ignorant complètement l'imposante cérémonie qui avait lieu chez lui, l'alla trouver. Elle frappe à sa porte et appelle, mais ne reçoit pas de réponse bien que tout fut ouvert au rez-de-chaussée ; comme le cas était très pressant, elle entre. Là, elle appelle de nouveau, mais pas de réponse. La maison lui était familière ; comme elle entendait "gais bruits de langue et joyeux cliquetis de verre" à l'étage supérieur, le besoin et l'urgence la rendirent hardie, elle monte et, sans observer aucune espèce d'étiquette, sans frapper, elle ouvre la porte d'entrée et fait irruption dans la pièce.
Son arrivée passa d'abord inaperçue, tellement les têtes étaient échauffées et la conversation animée, elle appelle vivement le patron et le silence se fait aussitôt, mais un silence morne. Toutes les têtes se dirigent vers elle ; le maître se lève furibond et s'en va pour sortir. Mais un personnage jusqu'alors invisible à la ménagère l'en empêche ; celle-ci l'aperçoit alors, pousse un cri terrible, fait un bond en arrière, tombe inerte au pied des escaliers.
Que se passa-t-il ensuite ? Elle ne l'a jamais su. Quand elle rouvrit les yeux, elle était à sa grande satisfaction étendue sur son lit, au milieu des siens. Le jour baissait et le propriétaire de l'immeuble n'avait plus un brin de barbe, ni un cheveu sur la tête : en punition de sa maladresse, le diable l'avait épilé.

A. MADELAINE - Au bon vieux temps
Récits, contes et légendes du l'ancien Bocage Normand (1907)