LÉGENDES
du
CALVADOS


LE SORCIER AMATEUR

Au hameau des Monts-Bonnels, un garçon qui s'appelait Jean Grillon, fainéant, buveur, mangeur, apprécie la table et le luxe sans rien faire. A force de traîner, il pensa devenir sorcier.
- Il n'y a pas de sots métiers. Si des bourgeois et des paysans s'enrichissent, pourquoi un sorcier ne le pourrait il pas ?

Il va dans la ville de Vire, dans la paroisse de Saint Glaire. Là, il entre dans l'auberge "L'arrivée de Bretagne" et réclame à boire. Une conversation lui apprend que la femme du lieutenant de police cherche un sorcier. Il se présente au domicile de la dame. Cette dernière lui annonce que son mari est parti pour quelques jours, qu'elle recherche une bague de diamants qu'elle a égarée ; si Jean Grillon se sent capable de retrouver le bijou en moins d'une journée, elle offre le gîte et le couvert en échange.
Affamé par la route, il avale le dîner. Puis il s'assoit dans un fauteuil en s'exclamant :
- Ah, en voilà un de pris ! en pensant aux trois repas de la journée.
Le serviteur qui l'entend va raconter ce qu'il a remarqué à ses collègues. Un autre serviteur déclare qu'il fera le prochain service.

Le lendemain matin, Jean commence sa journée en prenant son petit déjeuner, s'installe à nouveau dans les coussins en s'exclamant :
- Ah, en voilà deux de pris !
Le serviteur qui l'entend va raconter ce qu'il a remarqué à ses collègues. Le troisième serviteur déclare qu'il fera le prochain service.
Le soir même, le même scénario se déroule et Jean Grillon s'exclame :
- Ah ! les voilà pris tous les trois !
A ce moment, le serviteur tombe à ses pieds et s'écrie :
- Oui, monsieur, c'est nous qui avons pris la bague ; nous allons la rendre, mais que devons-nous faire en échange ?
Jean Grillon consent de ne pas dénoncer les coupables à la maîtresse. Il ordonne de mettre la bague dans une boulette, de faire avaler la boulette par le dindon blanc à queue noire qu'il a remarqué dans la cour. Le soir, Jean Grillon se présente devant la maîtresse de maison et lui dit :
- Oh, madame, votre bague m'a donné un mal affreux. Mais grâce à l'appui du diable Astaroth que j'ai invoqué

trois fois à minuit, près de la Croix Aubin que j'ai frotté avec le sang d'une poule noire âgée de trente deux lunes, j'ai découvert que votre dindon blanc à queue noire a mangé votre bague, un jour que vous l'aviez déposée près de vous dans la cour. Que l'on tue l'animal, ce soir à la neuvième heure et votre bague vous sera rendue.
Chose dite, chose faite : la dame voulut garder une journée de plus le sorcier, et même le présenter à son confesseur.
Autour du dîner, la dame réunit donc le sorcier et le confesseur. Quand soudain, le retour du lieutenant de police est annoncé. Comme il est jaloux, la dame demande au sorcier de réaliser un nouveau miracle. Le dîner dissimulé, le lieutenant trouve dans son assiette un maigre hareng ! Pendant qu'il s'en contente, son épouse annonce qu'elle a retrouvé sa bague grâce à l'intervention d'un sorcier.
- Un sorcier ! Ma femme consulte un sorcier ! Quelle sornette as-tu encore trouvée pour me faire rire. Ah, je serais curieux de le voir, ton sorcier !
Pour prouver ses pouvoirs, le lieutenant demande à Jean Grillon de transformer les harengs en un mets plus succulent. Aussitôt Jean fait apparaître les plats préparés pour le dîner du confesseur et de la demande. Ensuite, il propose au lieutenant de faire surgir le diable avec son feu.
- Non, non, ma demeure risque de s'enflammer.
Il propose de le montrer avec ses cornes.
- Non, non, c'est d'une laideur trop horrible.
Il propose de le faire venir, déguisé en capucin.
- Ah, voilà une idée charmante. Montrez moi le diable, vêtu de la tunique d'un capucin.
Jean Grillon fait sortir le curé caché sous la table. Pour conclure, le lieutenant propose de choisir lui-même une épreuve pour mesurer les pouvoirs du sorcier. Sur ces mots, l'officier sort de la pièce et y revient avec un plat coiffé d'une coque d'étain.
- Puisque tu es plus malin que tout le monde, dis moi ce qui se trouve dans ce plat.
- Ah, mon pauvre Grillon, te voilà bien pris." s'exclama le sorcier amateur, qui se sentait perdu.
- Comment ? C'est incroyable ! Regarde toi même, c'est bien un grillon que j'avais caché ici.
Heureux de son coup d'essai, Jean Grillon quitte rapidement de la ville ; mais la rumeur publique court plus vite que lui et sa réputation est si forte que sa fortune est assurée.
Bientôt, de jeunes Grillon prennent exemple sur leur père.

Victor BRUNET - Contes populaires du Bocage (1886)