LÉGENDES
de
L'ORNE


LE CHÊNE AU MUET

Un domestique que le sieur Mathieu Le Bailly de la Motte, personnage protestant, avait eu pendant quelque temps à son service et qui avait quitté sa maison on ne sait pourquoi, connaissait non seulement la position de fortune de son ancien maître, mais encore était très au courant des usages du logis. Cet homme comptait peu sur les moyens de défense des châtelains et avait résolu leur perte dans le but de s'enrichir. Il s'empressa donc d'accepter l'offrande d'une forte somme qu'un aventurier des environs lui offrit pour le guider en vue d'assassiner la famille Le Bailly. Tous deux, aidés de quelques complices, arrivèrent bientôt au château de la Motte pendant les vêpres de Ronfeugeray, le 29 mars 1692.
Ils commencèrent par tuer, sans être aperçus de personne, deux chiens de garde qui auraient pu certainement les déranger dans l'exécution leurs desseins. Bientôt ils frappèrent à la porte du château, Mathieu Le Bailly vint ouvrir, après avoir déplacé une forte solive carrée, arc-boutant la porte d'entrée à l'intérieur et qui s'enfonce encore aujourd'hui dans la muraille aux deux extrémités. Apercevant alors des gens en costume de voyage, le sire de la Motte leur souhaita la bienvenue, les prenant à pareille heure pour des étrangers égarés dans cette contrée.

Un des assassins s'avança et, pour toute réponse, déchargea à bout portant sur M. de la Motte un pistolet qui l'étendit raide mort.
Un fils de la maison, Jean Le Bailly, jeune homme de dix huit ans, s'avance incontinent au secours de son malheureux père ; mais voyant qu'il ne lui restait plus qu'à le venger et à se défendre lui-même, il se disposa à vendre chèrement sa vie. Il courut vers l'âtre du foyer, malgré les profondes blessures qu'il avait déjà reçues, monta sur un siège et essaya de décrocher une arme de fort calibre suspendue au manteau de la cheminée, mais les assassins qui le poursuivaient lui firent lâcher prise et l'achevèrent sans pitié... Alors survint un autre fils de M.. Le Bailly, enfant de douze ans. L'ancien domestique qui guidait les assassins du geste et de la voix, arrêta le bras de l'un d'eux en disant :
- Inutile, cet enfant est muet. Ne craignez pas ses révélations.
Dans le trouble, l'enfant parvint à s'échapper, et, pour se mettre à l'abri du danger de mort qui planait encore sur sa tête, il se réfugia dans le creux du Chêne voisin, qui, depuis cette époque, porte le nom de Chêne au Muet.

Anatole DUVAL - Le chêne de la Motte ou chêne au muet (sans date)