LÉGENDES
SEINE
MARITIME


LE BOUC ET LES CHÈVRES

Tout à coup un flot tumultueux de peureuses brebis envahit le carrefour, le pâtre, dont un bâton noueux remplaçait l'antique pedum, ignorait la flûte aux sept roseaux qui réunit les troupeaux. Il se contentait pour mettre fin au désordre, de lancer un guttural "brrr, brrr, brrr !"
Au milieu de la geste moutonnière paradait un bouc magnifique, au chef orné de deux cornes immenses. Brusquement, l'animal prit la tête du mouvement, gravit un talus, et toute la bande oviné le suivit. Je m'étonnais de la présence du bouc. Alors mon aimable guide me documenta.

Le bouc est le protecteur des troupeaux. Il écarte la maladie. Grâce à lui, jamais une brebis ne succombe. Aussi n'existe-t-il pas de troupeau dans la contrée entière, tant dans les vallées que parmi les longues ondulations du plateau, qui ne possède ce fétiche.

D'ailleurs, la chèvre ne peut remplacer son mari dans ce rôle ; le bouc est indispensable. Il paraît même que jadis, les paysans faisaient bénir le protecteur du troupeau, mais l'usage s'en est perdu.
Le bouc a une autre qualité précieuse : c'est un porte courage. Il rend les brebis cœurues, et, derrière lui, elles savent chasser toute peur.
Dès qu'il prend une décision, elles s'élancent résolument à sa suite. Mais, c'est sur les jeunes agneaux que cette influence est le plus nécessaire. Avec un bouc dans le troupeau, il n'y a pas de dangers que les enfantelets aient le sang tourné en entendant le tonnerre et ne meurent bientôt après la commotion morale.
Du reste, cette croyance à l'action heureuse et bienfaisante de l'animal barbu est très florissante dans la région. Même les fermiers qui ne possèdent pas de mouton désirent loger un bouc dans un coin d'une de leurs masures, dans un herbage, pour porter chance aux bêtes de la ferme et favoriser leur élevage. Telle est la coutume.

Léon de VESLY - Légendes et vieilles coutumes (1911)