C'est un charmant pays que celui de Villedieu-les-Bailleul.
Le laboureur y peut semer à coup sûr son grain, le sol y est toujours fécond. Les prairies y
sont verdoyantes et épaisses ! Les arbres y deviennent grands et vigoureux, les
champs y sont abondants et fertiles. Aussi comme est joyeux l'aspect de ses belles
campagnes ! C'est une contrée privilégiée dans la Normandie, si privilégiée pourtant
déjà …
Il n'y a qu'un lieu qui contraste avec cette nature vivante et vigoureuse, avec
cette végétation si riante. Non loin du tertre sur lequel s'élève l'église, s'étend,
sur une longueur de quelques centaines de pas, un ravin profondément creusé dans
des roches calcinées. On a le cœur serré d'arriver ainsi, sans transition, dans cette
solitude ; ce n'est plus la fraîcheur de la plaine, la beauté d'une campagne verte
et riche, on a sous les yeux que quelques arbres rachitiques, produits comme à regret
par une nature souffrante, quelques buissons de genets et d'épines, ce que Dieu
donna à l'homme après sa chute. Le terrain, environné de rochers arides et brunis,
n'offre ensuite que de la terre noire comme de la tourbe, des cailloux brûlés du
soleil ; au milieu de ce site désolé coule un ruisseau ; mais ce n'est pas, comme
ailleurs, une source limpide et joyeuse, celui-là mouille de ses eaux rares et troublé
es quelques touffes de jonc desséchées qu'il agite en fuyant. En avançant un peu,
on retrouve toujours la désolation et le deuil ; des bruyères et des ronces disputent
quelque suc à des pierres au milieu desquelles on découvre une cavité de plusieurs
pieds de diamètre. - C'était la retraite du Dragon.
Dans ce temps-là, tout était poésie et surnaturel, il y avait partout des génies
et des fées cruelles ou bienfaisantes. Un crime, crime horrible, crime que la plume
ne peut redire, que la bouche ne peut prononcer, que l'oreille ne peut entendre,
fut commis par un puissant baron du pays de Villedieu. Les petits subissent toujours
les fautes des grands…
Il n'y eut plus de danses le soir dans le village, plus de doux propos sur le gazon
des taillis, plus de promenades dans les prairies.
Un monstre, hideux et féroce, était venu en punition du crime ; il ravageait le
pays, détruisait les moissons ; sa gueule était un gouffre et en sortait de la flamme
et de la fumée.
Malheur alors au berger attardé dans la plaine, au laboureur conduisant son attelage,
au pâtre gardant le bétail ; malheur ! le serpent dévorait tout !
Dans une telle détresse, les plus sages du village, voyant que les cierges brûlées
devant la Madone de l'église, les neuvaines et les messes étaient inutiles, s'en
allèrent consulter un devin, homme habile et de grande réputation qui habitait une
chaumière isolée.
Plus d'une jeune fille avait tendu la main sous ses yeux clairvoyants, et maint
jeune gars lui avait montré son front pour qu'il jugea son avenir. Il avait des
secrets qui guérissaient tous les maux, des conseils qui calmaient tous les chagrins ;
ses cheveux étaient blancs, sa parole tremblante mais son esprit était sain.
- Vieillards, dit-il aux envoyés, je sais ce qui vous amène. Le mal est terrible,
le remède urgent. J'ai travaillé tous ces jours pour savoir le nom de l'enchanteur
qui avait envoyé le serpent, je puis maintenant le consulter si vous le voulez, et essayer de le fléchir ; mais c'est un grand et sévère génie, je crains de ne rien obtenir.
Les vieillards se mirent à le prier si instamment qu'il leur dit de revenir sous trois jours, et qu'alors ils auraient la réponse.
Cette réponse était triste, la voici :
- Que chaque mois, à la lune nouvelle, une jeune fille, la plus belle du pays, soit exposée à l'entrée de la vallée des Rochers ; le serpent s'en contentera ; mais si l'on manque une seule fois à acquitter ce tribus, il ne restera plus pierre sur pierre dans le village, ni un arbre debout dans tout le pays.
Les messagers, en revenant au hameau, avaient le front baissé, leur démarche était triste ; on comprit qu'ils apportaient une fâcheuse réponse.
La désolation se répandit bientôt dans toutes les chaumières, les pleurs y éclatèrent, pour la première fois, on vit des jeunes filles se plaindre d'être belles... Les mères (leur cœur est toujours tendre) se prosternaient devant l'autel de Marie, la mère sainte : les vieux pères croisaient leurs mains dans le temple ; mais le ciel était irrité.
Qui caressera nos cheveux blancs, s'écriaient les vieillards ? Qui consolera notre agonie, qui chantera aux veillées, qui déposera des fleurs sur nos tombes ?... Oh ! Qu'avons-nous donc fait pour que le ciel nous livre à ce mauvais génie…
Le nom du dragon se répandit au loin, et l'on vit accourir pour le combattre de preux
et nobles chevaliers, mais leurs dames ne revirent plus leurs écharpes... On citait,
entre eux, le vaillant seigneur de Rouverai, qui commandait sur les plaines d'Argentan
et la riche forêt de Gouffern. Jamais son cœur intrépide n'avait eu soupçon de la peur ; jamais sa poitrine ne
s'était soulevée à l'approche d'un danger, les coups que portait son bras ne tombaient
jamais à faux.
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Lorsqu'il entrait dans une lice de tournoi, tout chevalier baissait sa lance. Mais cette fois, sa taille de géant et sa force prodigieuse lui firent faute, ou plutôt ne servirent à rien ; victime comme ses prédécesseurs, il ne resta de lui qu'un cadavre, dont les ossements blanchis demeurèrent exposés sur le sol, monument de la faiblesse humaine contre la puissance surnaturelle.
Le monstre pourtant devait être vaincu, et des mains plus jeunes en triompheraient.
Entendez-vous résonner, sous les voûtes du vieux castel féodal, les sons harmonieux d'un luth ? Entendez-vous retentir des éclats d'enthousiasme lorsque la voix du jeune ménestrel a terminé chaque strophe de son hymne guerrier ?…
Voyez-vous comme les visages de ces nobles seigneurs sont animés ! Celui-ci, qui met la main sur la poignée de son glaive, c'est le très puissant comte de Pierrefitte. Cet autre, aux longs cheveux noirs qui tombent sur ses épaules, et qui a la figure en feu, il se nomme le baron des Yveteaux. En voici un qui a fait le tour de l'Europe pour combattre pour sa dame. Celui-là a reçu cette balafre du plus redoutable roi d'armes qu'il n'a pas craint d'affronter... Ils sont tous réunis ici pour un tournoi qu'a fait publier, par la Neustrie entière, le seigneur de ce lieu. Mais quel est donc ce jeune chevalier aux cheveux blonds, et dont les yeux sont si beaux ? Il doit être de grand renom que le voilà placé à la droite du maître du château ? Cependant son front est triste, l'écharpe d'amour qui entoure son bras est noir, sa coupe reste pleine, tandis que les autres nobles hommes remplissent bien souvent la leur. C'est pitié, en vérité, de le voir si triste en si joyeuse compagnie ! Il doit avoir à peine vingt années, le duvet de son menton est rare et ses mains sont blanches. Quel chagrin le peut donc torturer ? Ah ! Ne l'avez-vous pas deviner ? C'est lui qui a été fiancé, il y a huit jours, avec Mathilde, la vierge au doux sourire, la voix tendre, au maintien gracieux ! ... Et demain c'est le premier jour de la lune nouvelle ; Mathilde est la plus belle des filles de la contrée, le sort l'a maudite !!!
Pauvres jeunes gens ! Il y avait bien de l'avenir pourtant dans leur cœur ! Ils étaient bien beaux pourtant tous les deux !
Ah ! Ne doit-il pas être justement déchiré dans son âme, lorsqu'il songe que ces belles tresses brunes qu'il aimait voir flotter, ces bras arrondis et blancs qu'il devait presser, cette taille de sylphide, ce teint frais et velouté, tout ce trésor qui était à lui, va lui être arraché. Le nid nuptial, ce sera quelques rochers souillés de sang et de limon ; les soupirs d'amour, d'horribles gémissements ; et l'épousé avec ses paroles de joie : un monstre féroce qui déchire et pollue !
Mais quels chants a donc dit le barde ? Tous les chevaliers sont debout, l'épée à la main. Quelle puissance il y a dans ses accents pour les émouvoir si vivement !
- Elle ne mourra pas, s'écrie Francisque, et, saisissant sa lance, il se couvre de sa pesante armure, de ses cuissards de fer, ordonne de harnacher son cheval de caparaçons de bataille et les voilà tous deux, masses de fer, s'avançant contre le repaire du serpent.
- Elle ne mourra pas, ont répété les chevaliers, comprenant leur compagnon, et applaudissant à son généreux dessein.
- Dieu et ma Dame...
Francisque articule ces morts sacramentels, frémissant de colère, d'amour et aussi ... de jalousie ! Il aperçoit le monstre, prêt à s'élancer sur lui.
Alors il y eut une lutte horrible entre le dragon et le beau fiancé. Le cheval, intrépide comme son maître, bondissait autour de la bête furieuse, qui, vomissant des tourbillons de fumée et de souffre brûlant, cherchait à les enlacer de ses mille nœuds mortels. La lance souple et solide de Francisque lui porte plusieurs coups, elle entre sous la gorge.
- Oh ! Le dévouement de l'amour aura sa récompense ! Voyez, le dragon est étendu sur le flanc, il palpite, son sang noir et bitumineux coule plus fort que les eaux du ruisseau dans lesquelles il se débat.
Vaines espérances ! Comme le chevalier s'avance pour donner le dernier coup, le redoutable reptile profite de la confiance de son adversaire, le renverse avec sa monture, l'étouffe de son souffle infernal et tous trois perdent la vie...
Le guerrier généreux fut ainsi enseveli dans ses drapeaux.
L'écho du ravin redit le dernier nom que prononça sa bouche ; ce nom était : Mathilde !
On rapporta avec respect les restes sanglants du jeune héros, un long cortège défila dans le cimetière et la terre se referma. Mais le lendemain, le glas retentit encore pesamment dans le clocher ; il y eut encore des prières pour les morts... Le ciel avait eu pitié de Mathilde, il avait repris son âme pour achever dans le ciel l'union fiancée sur la terre.
Octave FÉRÉ - Légendes et traditions de la Normandie. (Rouen, 1845)
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