LÉGENDES
de
L'EURE


ALIX

Sur le bord oriental du plateau que couronnait, il y a plusieurs siècles, l'antique forêt des sept villes de Bleu, aujourd'hui détruite, s'élevait le château d'Amécourt, qui, du haut de sa colline normande, regardait, par dessus les brouillards de l'Epte, les tertres où commence le Beauvaisis. Là, vivait un seigneur fier de sa fortune et de sa fille, la belle Alix, seule héritière des nombreux domaines de son père.
Alix, belle et riche, était, même avant d'avoir atteint sa quinzième année, l'objet de bien des rêves d'amour et d'ambition. Des mères y songeaient pour leurs fils bien-aimés, des comtes et des barons pour réparer les brèches d'une fortune bien endommagée par les guerres lointaines, d'autres pour arrondir leurs terres situées dans le voisinage. Le sire d'Amécourt devinait tous ces projets, et riait de l'idée de les faire échouer, lorsque sa fille, échappée à l'enfance, pourrait faire naître, dans les cœurs, autre chose que de vains rêves.
Ce moment arriva. Le choix du sire d'Amécourt ne se fixa sur aucun de ceux qui se présentaient. La jeunesse manquait à l'un, l'or à l'autre : il voulait une haute naissance, un nom illustre, des trésors et de la gloire. Le choix tacite d'Alix s'arrêta sur un beau jeune homme du voisinage, le sire de Tierceville, possesseur d'un modeste manoir situé aussi aux limites de la forêt, et que, du haut de ses tourelles, regardait avec dédain l'orgueilleux sire d'Amécourt. Qui connaissait le sire de Tierceville ? Qu'avait-il fait ? Il vivait ignoré, soignant sa vieille mère infirme, se contentant de ces vertus intimes qui ne jettent aucun éclat, mais qui font le bonheur. C'était ces vertus là qui touchaient le cœur d'Alix.
Un jour, sous les hauts ombrages de la forêt, Robert s'enhardit jusqu'à faire un aveu si timide, qu'il aurait pu n'être pas compris, si, tout timide qu'il était, Alix ne s'y était pas, depuis longtemps, attendue. Ce que Robert disait, elle l'avait lu plus d'une fois dans ses yeux. Elle rougit, et, de son côté, Robert n'eut pas besoin, pour être heureux, d'une autre réponse que l'embarras de cette pudeur naïve et muette.
A peine si Robert avait dit un mot, Alix n'avait pas parlé, et pourtant les deux amants étaient d'accord comme s'ils s'étaient réitérés mille fois la promesse de s'aimer toujours. Dans leur silence, dans leur émotion, il y avait mieux que des serments ; leurs deux cœurs venaient de se fiancer à la face du ciel et de la terre dans la mystérieuse solitude des bois ; et c'était une sainte union que, en se quittant, ils pensaient que désormais rien ne pouvait rompre.
Cependant le sire d'Amécourt écartait tous ceux qui sollicitaient son alliance. Alix se réjouissait de ce refus qui lui conservait sa liberté sans combat, et l'espérance de rester fidèle à Robert. Robert se réjouissait aussi ; mais, en même temps, il tremblait d'être l'objet de semblable rigueur, et, alors, il ne se réjouissait plus.
Ce qu'il prévoyait arriva. Le sire d'Amécourt traita son amour d'audace et de folie ; il défendit au pauvre amant de jamais songer à sa fille, et, pour lui enlever tout espoir, il chercha un gendre qui devait le délivrer pour toujours des obsessions qu'il lui fallait nécessairement combattre. Son choix tomba sur le sire de Bezancourt.
La pauvre Alix résista et expliqua à son père la cause de sa résistance. Le sire d'Amécourt répondit à cette marque de confiance par un accès de colère, et Alix, de ce jour-là, vit bien que le malheur entrait dans sa vie. Elle tomba malade, elle faillit mourir ; pour Robert, il mourut : l'inquiétude et le désespoir l'avaient tué.
Après sa mort, on raconta d'étranges choses : les uns l'avaient vu errer dans la forêt, pâle comme un spectre ; d'autres avaient entendu une voix pleine de larmes murmurer tristement le nom d'Alix ; cette voix, c'était celle de Robert, présent partout et partout invisible. Le soir, dans la vallée, une flamme bleuâtre avait été aperçue, voltigeant au dessus des prairies, et cette flamme, c'était l'âme ardente de Robert.

On prétendait que le fantôme troublait les chasses du sire d'Amécourt, fourvoyer les chiens de ses meutes, s'égarer sur la trace des biches et des sangliers, et qu'il apparaissait toutes les nuits à Alix, en la conjurant de lui être fidèle.
Toutefois, Alix céda enfin aux instances de son père, sa résistance n'avait plus de motif raisonnable. Elle était vaincue.
Un soir, deux familles étaient rassemblées au château, toutes les fenêtres resplendissaient des lumières qui scintillaient à l'intérieur. Une jeune fille, vêtue d'habits magnifiques, semblait prête pour une fête, si l'on ne considérait que sa parure, ou, pour un sacrifice, si les yeux se fixaient sur sa figure pâlie par les larmes et l'insomnie. Il y avait, dans Alix, de la déesse et de la victime. On se disposait à conduire la belle et triste fiancée à la chapelle du château. Le sire de Bézancourt était radieux.
Tout à coup, la porte s'ouvre, un homme, profondément triste, se présente, enveloppé d'un blanc linceul ; il tend la main à Alix, qui le reconnaît et sourit à son regard étrange. Alix le suit, et, involontairement, toute cette foule, venue pour les noces d'Alix, suit ces deux guides sans savoir pourquoi elle les suit. On voudrait résister et l'on est entraîné. On va, on ignore où l'on va. La terreur pousse cet obéissant cortège, qui ne s'arrête que lorsqu'Alix et le fantôme s'arrêtent eux-mêmes. La lune brillait au ciel, les étoiles scintillaient sur l'azur de l'immensité. Une cloche sonna et un retentissement funèbre retentit dans les airs. On arrivait au cimetière du village, au milieu du terrain inégal des tombes et des croix noircies des sépultures. Des oiseaux de nuit, aux cris lugubres, vinrent se percher sur quelques arbres voisins ; ils contemplaient, de leurs yeux ronds, cette scène muette et terrible. Un prêtre, sorti exprès d'une fosse encore entrouverte, se tenait debout au pied de la grande croix de pierre de ce séjour des morts. Une étole, dont l'étoffe était pâle comme un rayon de lune, pendait à son cou ; sa main tenait un livre mystérieux, fait aussi bien pour les vivants que pour les morts. Le fantôme et Alix s'agenouillèrent devant ce prêtre qui ressemblait à une évocation magique. Le fantôme passa un anneau au doigt d'Alix, et le prêtre, dont les lèvres remuaient, mais dont personne n'entendait les paroles, les bénit ; puis, aussitôt, le lointain retentit de l'harmonie des airs de danse qui frémissaient, dans leurs mesures joyeuses, à travers les arbres de la colline. Toute l'assistance, animée par ces accords surnaturels, se mit en branle malgré elle, et des formes blanches se levèrent de toutes les tombes et se mêlèrent aux vivants, en s'agitant en cadence, tant que dura ce bal fantastique. Plusieurs heures s'écoulèrent ainsi. Le sire d'Amécourt se croyait en proie au plus horrible cauchemar. La sueur ruisselait sur tous les visages, froide et glacée. Personne ne pouvait proférer un mot, le Enfin, la musique se tut, les danses cessèrent, le fantôme reprit la main d'Alix, d'Alix toujours couronnée de roses blanches, et il s'avança gravement vers le porche de l'église. La porte s'était entrouverte d'elle-même, et les cierges br–laient sur le maître autel. Les deux fiancés se dirigeaient vers la chapelle seigneuriale. Une pierre se releva et laissa voir la sombre profondeur d'un caveau funéraire.
- Adieu, dit alors le spectre, retirez-vous, c'est ici notre lit nuptial.
Et, au fond du caveau, Robert et Alix se couchèrent l'un après l'autre, comme deux époux que Dieu a unis et que les hommes ne doivent plus séparer. La pierre de la tombe qui s'était redressée, retomba sur eux avec un sourd retentissement.
En ce moment, la lueur du jour naissant paraissait au dessus des coteaux de la vallée. L'Angelus tinta, l'herbe du cimetière était foulée par les pas des témoins de ce mariage inexplicable. On n'osait regarder derrière soi. Tout le monde retourna silencieusement au château, tout le monde exceptée Alix ; elle avait disparu. Chacun crut qu'il avait rêvé.

P. de la MAIRIE - in Revue de Rouen (1847)