- Voyez quelle magnificence de coloris, quelle forme, quelles onglets, quelle tenue,
quelle pureté de dessin, quelle netteté dans les stries, comme c'est découpé, comme
c'est proportionné ! C'est une tulipe sans défauts.
- Et vous l'appelez ?
- Chut... C'est une tulipe qui a elle seule vaut tout le reste de ma collection.
Il n'y en a que deux au monde, messieurs.
- Son nom ?
- Chut !... Son nom... je ne puis le prononcer sans forfaire à l'honneur... Je serais
bien fier et bien heureux de dire son nom, de le dire à haute voix, de l'écrire en
lettres d'or au dessus de sa magnifique corolle ; c'est un nom connu et respecté…
- Pardon, monsieur, je n'insiste pas. Cela me paraît tenir à la politique, peut-être
est-ce le nom de quelque fameux proscrit, je ne veux pas me compromettre... D'ailleurs, nous ne partageons pas peut-être les mêmes opinions…
- Nullement, monsieur, ce nom n'a rien de politique, mais j'ai juré sur l'honneur
de ne pas la faire voir sous son vrai nom ; elle est ici incognito, sous l'incognito
le plus sévère ; peut-être même en ai-je trop dit... Mais avec tout le monde, avec
les gens pour qui je n'ai pas l'estime que vous m'inspirez, je ne vais pas aussi
loin, je n'avoue même pas que c'est une tulipe, la reine des tulipes ; je passe
devant avec indifférence, une indifférence jouée, comprenez bien, je la désigne
sous le nom de Rebecca, mais ce n'est pas son nom …
Les amateurs partirent, moi avec eux, mais je retournai le lendemain, et je lui dis :
- Mais, enfin, c'est donc un mystère bien terrible ?
- Vous allez en juger : cette tulipe... que nous continuerons à appeler Rebecca,
était en la possession d'un homme qui l'avait payée fort cher, surtout parce que,
sachant qu'il y en avait une autre en Hollande, il était allé l'acheter et l'avait
écrasée sous les pieds pour rendre la sienne unique.
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Tous les ans, elle excitait
l'envie des nombreux amateurs qui vont voir sa collection ; tous les ans, il avait
soin de détruire les cayeux qui se formaient autour de l'oignon et qui auraient
pu la reproduire. Pour moi, monsieur, je n'ose pas vous dire tout ce que je lui
avais offert pour un de ces cayeux qu'il pile tous les ans dans un mortier...
J'aurais engagé mon bien, compromis l'avenir de mes enfants. (...)
- Mais enfin, comment avez-vous eu cette tulipe ?
- Voilà la chose... j'ai fait voler un cayeux. Le propriétaire a un neveu... Ce
neveu, qui attend tout de son oncle, lequel est fort riche, l'aide à planter et
à déplanter ses tulipes, et affecte pour ces plantes une admiration qu'il n'a pas,
mais sans laquelle son oncle ne supporterait pas même sa présence. L'oncle est riche,
mais il n'est pas d'avis que les jeunes gens aient beaucoup d'argent... Le neveu
avait contracté une dette qui le tourmentait beaucoup... Son créancier le menaçait
de faire sa réclamation à son oncle. Il s'adressa à moi, et me supplia de le tirer
d'embarras. Je fus cruel, monsieur : je refusais net. Je me plus à lui exagérer
la colère dans laquelle serait son oncle quand il aurait appris l'incartade. Je
le désespérais, puis je lui dis : "Cependant, si tu veux, je te donnerai l'argent
dont tu as besoin." ...
Je lui donnais l'argent dont il avait besoin. J'ai eu la tulipe et j'ai juré de
la nommer à personne.
La première fois qu'elle a fleuri, chez moi, étant à moi, l'oncle est venu voir
mes tulipes. C'est une politesse qu'on échange, comme vous savez, entre amateurs ;
il l'a regardée et il a pâli. "Comment appelez-vous ceci ?" m'a-t-il dit d'une voix
altérée. Le neveu était là, il me regardait avec angoisse, et j'ai dit Rebecca.
Eh bien ! Monsieur, j'ai aujourd'hui la tulipe que j'ai tant désirée, et je ne suis
pas heureux. À quoi cela me sert-il si je ne puis le dire à personne !
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