CONTES
de
NORMANDIE


LA CHÈVRE DE MARIE

Il y a une vingtaine d'années, nous avions dans le village une pauvre créature dont les disgrâces physiques et l'hébétement intellectuel avaient fait le jouet de la population.
Rachitique, à demi bossue, tout à fait boiteuse, avec sa peau terreuse et son visage s'allongeant en museau de fouine, Marie, c'était le nom de "l'innocente", comme on dit là-bas, n'en trouva pas moins un mari, puis au bout d'une année, environ, elle eut un petit garçon, aussi malingre qu'elle l'était.
La mort soudaine du mari et la débilité du nouveau-né soulevèrent un mouvement d'humanité chez les femmes. Dans l'état de raison de l'infortunée, il paraissait peu probable qu'elle réussit à élever son enfant : une voisine offrit de le prendre, pourvu que la commune consentit à lui donner six francs par mois. Quand on essaya de lui enlever son petit, la folle devint bête fauve, sa physionomie, ses gestes étaient si menaçants, que les plus résolus reculèrent. Ses hurlements assourdissant les uns, agaçant les autres, on renonça au premier projet. On lui jeta quelques guenilles ; une fermière charitable lui fit don d'une chèvre pour suppléer à l'évidente insuffisance de son lait.
Pendant six mois, tout marcha bien. A la stupéfaction générale, non seulement la tendresse de Marie pour son enfant devenait de plus en plus ardente, mais les soins qu'elle lui prodiguait étaient parfaitement rationnels, il n'y avait rien à reprendre à la propreté des loques dont elle l'enveloppait.
On la rencontrait par tous les sentiers, portant son poupon et suivie de sa chèvre, à laquelle elle parlait comme si celle-ci eut pu lui répondre. Malheureusement, sa reconnaissance pour la nourrice se traduisait par une indulgence compromettante. Non seulement, elle était accusée d'encourager les invasions que la bique se permettait dans les domaines du prochain, mais elle fut surprise cueillant

cueillant elle-même de beaux épis mûrs et jusqu'à des fruits pour agrémenter la provende de son amie.
Les plaintes surgirent nombreuses ; l'églogue eut mal fini, si une catastrophe n'en eut précipité le dénouement. L'enfant mourut.

A quelque temps de là, le bruit se répandit dans le village qu'un revenant hantait le cimetière. Plusieurs, qui l'avaient vu, en donnaient exactement le signalement : pied fourchu, cornes au front, noir et velu ; évidemment, c'était le diable.
La terreur fut générale, mais surtout intense. Tel qui en plaisantait en trinquant au cabaret, ne s'en barricadait pas moins très soigneusement dans sa maison, aussitôt que s'épaississaient les ombres. La nuit faite, nous ne savons pas trop si le cri : "au feu !" eut décidé ces vaillants à se montrer dans la rue. Un citadin, esprit fort, voulut seul avoir le coeur net de ces apparitions. Il se cacha dans le cimetière même, et se masque sous le feuillage d'un gros if.
Vers onze heures, un bruit de pas lui indiqua que l'émoi des indigènes avait au moins un prétexte ; il distingua dans l'ombre un animal qui s'avançait en trottinant, et derrière celui-ci une forme féminine.
La bête, comme on la représentait, noire et velue, alla droit à un tertre dont la terre paraissait fraîchement remuée ; le fantôme l'y rejoignit et, s'agenouillant près de la première, demeura dans cette posture. En même temps, le curieux entendit comme un bruit d'un mince filet d'eau qui cinglait le sol.
De plus en plus intrigué, il s'approcha sans bruit, et dans le fantôme il reconnut Marie la folle. C'était effectivement la pauvre mère qui, chaque nuit, venait traire la nourrice sur cette tombe et en donner le lait à boire à la terre dans laquelle dormait le nourrisson !

Guillaume de CHERVILLE
Les contes de ma campagne (1885)