LÉGENDES
de la
MANCHE


LE FILS DE JEAN

C'était en hiver, le soir. Un certain nombre de voisins et de voisines étaient venus faire la veillée chez Jean des Domaines. Dans la vaste cheminée, un feu de fougères et d'ajoncs brûlait en pétillant et en répandant une fumée qui ne s'envolait pas toute par son conduit naturel. Sur le feu un vaste chaudron chauffait, plein de pommes de terre que l'on faisait cuire pour les "vêtus de soie". C'est ainsi qu'on appelle les cochons, quand on veut parler avec respect.
À l'un des angles de la cheminée le maître de la maison fabriquait un bingot, sorte de corbeille composée de boudins de paille, liés de tiges de ronces fendues et flexibles. À l'autre angle, son vieux père, que son âge dispensait du travail, un bonnet de laine rouge et bleue sur la tête, regardait, et se taisait le plus souvent, mais sortait quelquefois de son silence pour lancer un mot piquant qui faisait éclater le rire sans qu'il perdit lui-même son sérieux.
À côté de lui, le plus jeune fils raccommodait son fouet. La dame du logis, debout, allait et venait, donnant des ordres en disposant dans des terrines le lait rapporté de la traite du soir, enlevant la crème qui s'était formée sur le lait déjà reposé, que l'on accumulait dans une chiraine en attendant qu'il y en eût suffisamment pour faire du beurre, tandis que le lait écrémé était versé dans un chaudron pour la nourriture des veaux.
Les veilleurs et veilleuses étaient groupés autour d'une lampe de fer de forme antique, fixée par une pointe dans un bégaoud, grand bâton orné d'un pied et percé de trous dans lesquels on enfonçait, à la hauteur voulue, le manche pointu de la lampe. Les femmes cousaient, les jeunes gens teillaient du chanvre ou dépouillaient les joncs de leur écorce afin d'en tirer la moelle pour faire des mèches. Une servante, agenouillée ou plutôt assise sur ses talons au milieu de l'âtre, entretenait le feu.
De temps en temps, un gobelet plein de cidre circulait à la ronde. On chantait, on causait, on contait des histoires qui faisaient rire ou qui faisaient peur. Le vent soufflait bruyamment dans la cheminée. On entendait la pluie tomber, lourde et régulière, au dehors, et l'on se sentait heureux d'être à l'abri.

Un homme entra en refermant brusquement la porte comme quelqu'un qui se dépêche.
- Bonsoir, bonnes gens ! Il fait meilleur ici que dehors, allez !
- Ah ! c'est vous, Jacques Léveillé, venez ici vous sécher.
Tout en s'approchant du feu, il secouait son chapeau, que la pluie avait fortement maltraité.
- Dites donc, Jacques, dit un petit garçon, quand votre chapeau fera des petits, j'en retiens un.
- Venez, brave homme, lui dit Jean des Domaines ; chauffez vous, il y a un peu de fumée, mais on n'en meurt pas.
- Mieux vaut chaude fumée que froid vent. Le fait est qu'il pleut à ne pas mettre un chien dehors.
- A propos de chien, qu'est donc devenu Nerchibot ? Il n'est pas là ce soir.
- Non, il a peut être eu peur de la pluie.
- Qu'est-ce que c'est que ce chien ? D'où vient-il ?
- Je n'en sais rien ; il s'est arruelé comme çà chez nous.
- Il y a peut-être dans la maison un trésor qu'il est chargé de garder.
- Je ne crois pas. Il y a longtemps que la maison existe, on n'y a jamais rien vu.
- C'est cent ans après l'enfouissement du trésor que le goublin se montre, dit une voix.
- Nerchibot, d'ailleurs, n'a pas l'allure d'un goublin. Il est triste comme un chien qui a perdu son maître, un boustolier de la Saint Nazé, peut-être, à qui il sera arrivé malheur ou qui l'aura oublié. Il entra ici un soir, efflanqué, affamé. On lui donna des pommes de terre destinées aux cochons, il se jeta dessus. On eût dit qu'il n'avait pas mangé depuis huit jours. Et depuis lors il revient tous les soirs, il mange et s'en retourne, mais parfois il vous regarde avec des yeux quasi humains.
En ce moment un chien aboya à la porte, on lui ouvrit. D'un bond il s'élança au milieu de la salle, il était tout dégouttant d'eau. Après s'être un peu secoué, il se dirigea vers Jean des Domaines en remuant la queue, puis il se coucha dans l'âtre.
Il avait l'air d'être chez lui. Tout en se chauffant, il regardait les veilleurs comme pour les reconnaître.

- Drôle de bête tout de même ! dit Jacques Léveillé. Si j'étais de vous, je l'éprouverais pour voir si c'est un vrai chien ?
- L'éprouver ? Comment ?
Tous les yeux se tournèrent vers le chien avec une certaine inquiétude. Il semblait écouter, mais il ne bougea pas.

- Ici, à Gréville, au hameau Fleury, dit un jeune garçon, il y avait un gros chien noir qui venait aussi se chauffer au coin du feu. Un domestique imagina de faire rougir la pierre sur laquelle le chien s'asseyait tous les soirs. Il se brûla. En voyant entrer le domestique qui lui avait fait ce tour, il le reconnut, il se jeta sur lui et voulait le faire sauter par la fenêtre. Le domestique appela au secours, plusieurs personnes accoururent, le chien se sauva et depuis on ne le revit plus. Mais on est bien sûr que c'était quelqu'un du voisinage qui s'était changé en chien pour voir ce que les gens diraient.

On raconta encore plusieurs histoires de ce genre. Les uns y croyaient, les autres s'en moquaient. Quelqu'un fit remarquer que la pluie avait cessé et qu'il était déjà tard. Chacun avait fini la tâche qu'il s'était imposée. On se retira. La maîtresse de la maison et les servantes allèrent en haut préparer les lits, et Jean des Domaines resta seul avec le chien.
Celui ci, après avoir mangé les pommes de terre qu'on lui avait données, s'était installé dans un coin de l'âtre et ne paraissait pas disposé à sortir.
- Est-ce que tu vas coucher là ? lui dit Jean des Domaines.
Le chien le regarda, étendit les pattes en avant comme pour indiquer qu'il voulait s'établir là à demeure.
- Veux-tu bien t'en aller ? lui dit Jean des Domaines d'un ton de menace.
Le chien le regarda d'un air suppliant et s'arrangea encore mieux pour dormir à son aise.
Jean des Domaines, impatienté, lui donna un coup de pied.
- Je te ferai bien partir.
- Ah ! mon père, lui dit le chien d'une voix humaine, si vous saviez en quel état je suis réduit, vous auriez pitié de moi.
Jean des Domaines recula abasourdi.
- Un chien qui parle ! qu'est-ce que cela veut dire, mon Dieu !
- Cela veut dire, mon père, qu'au séminaire où vous m'avez envoyé pour étudier et où vous me croyez toujours, j'ai lu dans un livre que j'ai trouvé ouvert chez le supérieur, un jour qu'il était absent, et je me suis senti tout à coup devenir chien. J'ai erré pendant quelques temps, puis un beau jour je me suis dit qu'il valait mieux revenir chez vous, mon père, et me voilà.
Jean des Domaines avait bien entendu raconter des histoires de ce genre. On lui avait bien dit que tous les prêtres ont un livre mystérieux, le grimoire, qui produit des effets fort étranges quand on le lit. On lui avait bien dit que le curé de Jobourg, pour avoir lu un pareil livre, était resté trois jours en enfer, mais comme au retour il n'avait pu en dire que ce que tout le monde en disait, Jean ne croyait pas à ces métamorphoses, il ne croyait pas à ce voyage. Et voilà maintenant que ce chien lui parlait et prétendait être son fils !
- Mais si ce que tu dis là est vrai, que faire pour te rendre la forme humaine ?
- Ce n'est pas très difficile, mon père. Il faut défaire ce que j'ai fait, délire ce que j'ai lu, c'est à dire le lire à rebours. C'est ce qu'on a fait pour rappeler le curé de Jobourg.
- Mais où est le livre que tu as lu ?
- A Sottevast, chez le supérieur du séminaire.
- Mais il faudrait retrouver la page ?
- J'ai laissé le livre ouvert. - Mais si on lisait un autre passage que celui que tu as lu, n'arriverait-il pas malheur ?
- Oui, le lecteur pourrait aussi être changé en bête ou aller en enfer. Mais il faut se mettre à deux. Si l'un des deux voit son camarade disparaître, il délit le passage et l'autre revient ou reprend sa forme.
- Malheureux enfant ! Reste ici. On te nourrira. Ne dis rien à ta mère. J'irai à Sottevast et je tâcherai d'arranger tout cela. Dors en attendant.

Le lendemain, Jean des Domaines prit un prétexte et s'en alla à Sottevast. On retrouva le livre et la page, et son fils reprit la forme humaine. Mais il se promit bien de ne plus lire au hasard les livres inconnus qui se trouveraient sous sa main.

Jean FLEURY - Littérature orale
de Basse Normandie (1884)