LÉGENDES
de
L'EURE


FAUX FRÈRES

Germer, abbé de Pentalle, homme d'une austérité exemplaire et d'une grande pureté de mœurs, avait la simplicité de croire que lorsqu'on se faisait moine, c'était pour prier Dieu. Mais ceux qu'il était appelé à diriger n'étaient point de cet avis ; ils buvaient beaucoup et priaient peu.
L'abbé voulut introduire la réforme dans le monastère ; il donna d'abord l'exemple de la sobriété, mais il ne trouva point d'imitateurs. Cependant, peu à peu, les moines parurent se convertir ; il se félicitait d'avoir remis ses frères dans la voie du salut, quand il n'avait réellement fait que des hypocrites.
Germer passait souvent la nuit en prières. Tandis qu'il rendait à Dieu d'humbles actions de grâces, les pères étaient occupés à tramer contre l'abbé réformateur une sainte conspiration ; ils le guettèrent pendant la nuit, et le prirent à la gorge pour l'étouffer. Germer échappa miraculeusement à ses assassins.
Après avoir erré pendant le reste de la nuit, Germer s'arrêta au point du jour sur le sommet de la Roque. Ce site agreste lui plut, et il y construisit un ermitage.

Les moines, furieux d'avoir perdu leur proie, ne tardèrent pas à découvrir la solitude du bon ermite ; quelques uns des plus déterminés se couvrirent du masque de la pénitence ; ils vinrent trouver Germer, qui, trompé par de fausses protestations, leur pardonna généreusement.
Chaque jour de nouvelles députations partaient du monastère et venaient prier le saint abbé de les bénir.

Touché d'un repentir qui lui paraissait sincère, un jour Germer, dont le peuple a fait saint Béranger, laissa entrevoir à ses bons pères qu'il n'avait pas renoncé au projet de rentrer au couvent…
Le lendemain, l'ermite avait disparu ; les moines répandirent dans la contrée la nouvelle de son ascension ; ils l'avaient vu monter au ciel... Et le peuple les crut…
Des pêcheurs, qui avaient jeté leurs filets sous la pointe de la Roque, trouvèrent un beau matin, au lieu de poissons, un froc, quelques débris d'une dépouille humaine et les restes d'une barbe grise.

J. MORLENT - Voyage du Havre à Rouen
sur la Seine en bateau à vapeur (1841)


En quittant la pointe de la Roque, celui qui aime les antiques souvenirs doit visiter la grotte de saint Géremer, popularisé sous le nom de saint Béranger. Ce pieux ermite y vivait solitaire, lorsqu'il fut appelé malgré lui par saint Ouen, évêque de Rouen, à gouverner l'abbaye de Pentalle, située sur les bords de la Rille.
Les moines du couvent qui allait lui être confié dissimulèrent leur haine et leur jalousie ; un soir, ils lui envoyèrent une députation, sous prétexte de le presser d'accepter cette promotion ; mais le lendemain, à l'aube du jour, Géremer était absent de sa retraite : on le chercha vainement.
Les moines répandirent le bruit qu'il était monté au ciel ; cependant des pêcheurs retrouvèrent flottant sur les eaux le froc de la victime.