CONTES
de
NORMANDIE


LES RÊVES MATERNELS

La jeune mère était assise sur le devant de sa demeure, et présentait son sein à l'enfant couché sur ses genoux.
D'une main, elle soutenait le corps de la frêle créature, et de l'autre dirigeait les mouvements incertains de sa bouche. Le sentiment de l'amour maternel illuminait son front d'un éclat doux et calme, et il y avait dans ses traits comme un reflet des joies pures de son âme. Tantôt elle sourirait aux efforts du jeune ambitieux, dont les bras auraient voulu saisir tout ce qui s'offrait à sa vue, et tantôt, les regards fixés sur sa physionomie impatiente et avide, elle se mettait à rêver aux futures destinées du povero bambino.
- Que seras-tu, mon fils, toi dont le passé est si court et dont si vaste est l'avenir ? La vie est encore pour toi, comme à nos yeux la mer, sans limite et sans horizon. Aimeras-tu le brillant uniforme des cavaliers qui galopent dans la plaine, les fanfares des régiments qui passent, le tumulte de la guerre et les chants de triomphe ? Préféreras-tu le son des orgues dans les églises, l'encens qui fume au pied des madones, les hymnes dans les saints temples, et les longues robes des cardinaux traînant sur les dalles ? Seras-tu peintre ou maestro, la gloire de ta patrie et l'orgueil de ta mère ? Ou bien encore, monté sur un navire aux grandes voiles, iras-tu porter le pavillon plus loin que n'alla jamais l'humble barque de ton père ? Le monde est si grand ! Le ciel est si pur ! La vie te sourit.

Enfant à qui suffit aujourd'hui, pour ta nourriture et ton ambition, le sein de ta mère et son collier de corail, puisses-tu ne désirer jamais que notre humble cabane, et te contenter de la part de soleil qui t'est destinée !
Je veux que les femmes de nos pêcheurs m'admirent un jour à ton bras, et que leurs filles te suivent des yeux sur la plage lorsque tu partiras pour la pêche. Je veux que tu sois beau et que tu sois heureux ; je veux que tu m'aimes autant que je t'ai aimé. Si tu savais ce qu'est l'amour d'une mère, qu'aucun amour ne saurait égaler jamais ! D'autres bouches te souriront sans doute, et d'autres yeux rêveront en contemplant ton front d'homme ; mais ces lèvres n'auront pas réchauffé sous leurs baisers ta faiblesse d'aujourd'hui, ni ces yeux deviné tes besoins lorsque tu n'avais point de langage pour les exprimer. Blond chérubin, quelle autre femme t'aura donné comme moi son sang et son âme ? Quelle femme pourra dire qu'elle t'aimait avant que tu fusses au monde ? Le bonheur est dans la pratique des devoirs simples et doux, et rien ne justifie aucun de ces besoins qui vous arrachent à notre tendresse. La plus noble ambition, c'est le respect envers tes parents et envers tes semblables. Jeune et pure créature, reste digne de ta haute origine, digne de moi-même dans les fortunes diverses qui t'attendent ; conserve-moi toujours, sans la corrompre, la félicité que m'a donné ta naissance !
Ainsi pense chaque mère à la vue du premier né ; mais combien d'hommes réalisent dans leur vie ces rêves maternels qui se sont penchés vers eux, comme de blanches ombres, autour de leur berceau ?

Paul NIBELLE in "l'ami de la maison" (17 avril 1856)