TRADITIONS
de
NORMANDIE


LA SERVANTE DU PRESBYTÈRE

Marianne frise la soixante, et voici déjà un respectable nombre d'années qu'elle est entrée au service de son vieux maître. Toute sa vie n'a été qu'un continuel dévouement. Jeune fille, elle accomplissait avec sa mère de rudes journées de travail, rentrant bien tard le soir pour être souvent maltraitée et souvent même battue par son père, ivrogne invétéré. Plus tard, ce dernier étant mort comme beaucoup de ses pareils à la suite d'une soûlographie, elle devint l'unique soutien de sa mère qu'elle entoura des soins les plus minutieux pendant les dernières années que vécut la pauvre femme. Aussi, attira-t-elle, dès son arrivée, l'attention du bon curé qui dirige encore aujourd'hui la paroisse ; celui-ci fit appel à son dévouement, et Dieu sait si elle s'est entendue depuis pour l'administration du presbytère.
Heureuse comme le poisson dans l'eau, ainsi que souvent elle se plaît à le dire, pour rien au monde elle ne voudrait s'exposer à mécontenter son maître, et bien malvenue serait la méchante langue qui se permettrait devant elle une parole, si peu maligne qu'elle fut, à l'égard de l'ecclésiastique.

Naturellement dévote, il va sans dire que la piété chez elle s'est accrue depuis l'entrée au presbytère. Assidue chaque matin à la messe, elle communie en outre aux principales fêtes de l'année, assistant pareillement avec régularité aux cérémonies de Carême, de Quarante Heures et autres ; car, enfin, quand on est la servante du presbytère il s'impose qu'on donne "la bonne exemple" - suivant l'expression de la brave fille - et qu'on soit pour tous un objet d'édification.
Actuellement, donc, tout semble aux yeux de Marianne pour le mieux dans le meilleur des mondes ; mais, la vieillesse venue, qu'adviendra-t-il pour la pauvre fille ? Sans doute recommandée par son maître et aussi en considération d'une vie de dévouement, entrera-t-elle dans quelque maison hospitalière où le nécessaire ne lui manquera pas, mais ce ne sera pas le presbytère, et plus d'une fois lui arrivera-t-il de regretter le passé. Pauvre Marianne !

Édouard MICHEL - Types de village (1906)