TRADITIONS
de
NORMANDIE


LE VIEUX P#0200;CHEUR

Voilà un de ces vieux loups de mer comme on en rencontre encore dans quelque campagne, dont le type est toujours intéressant à étudier. Celui-là méritera tout particulièrement votre sympathie tant à cause de ses malheurs que parce qu'il fut, lui aussi, un rude travailleur et sans cesse poursuivi par le guigne.
Il naviguait depuis longtemps déjà quand il épousa celle qui mourut après un an de mariage en donnant le jour à son enfant. Ce dernier élevé par une vieille parente devint comme son père un solide gars qu'il "embarqua" - suivant son expression - quand il eut fait sa première communion et cessé d'aller à l'école. Quelques années plus tard, le malheureux garçon trouvait la mort dans une circonstance tragique. Affreusement blessé certain jour par un cheval emballé qu'il avait vainement cherché à maîtriser, il succombait le surlendemain.

À la suite de cette nouvelle secousse, le pauvre Maturin qui était son père devint presque fou de douleur. Il n'avait pu continuer son existence de marin, et voici que, chaque nuit, il parcourait maintenant les rues du village en jurant et en tempêtant contre le mauvais sort qui s'était ainsi acharné sur lui.
Comme il avait quelques notions de jardinage, ceux-ci et ceux-là, pris de pitié, l'employèrent de temps à autre, et c'est ainsi qu'il réussit à gagner sa vie. Mais la nostalgie de la mer le reprit, et puisqu'il était incapable de travailler maintenant, du moins quoique vieux et souvent malade, pourrait-il aller à la pèche.
Il s'isola donc désormais dans une sorte de petite cabane qu'il construisit lui-même à peu de distance du rivage, et c'est dans cet ermitage que depuis s'écoulent ses jours ; c'est là que plusieurs vont lui porter quelques secours de temps en temps, c'est là que vous le trouverez quand il ne sera pas à la pèche, et que vous pourrez à l'occasion l'entendre raconter le récit de tous ses malheurs.

Édouard MICHEL - Types de village (1906)