TRADITIONS
de
NORMANDIE


LE MARIN

La crème des honnêtes gens. Presque toute sa vie, à partir du jour où il avait cessé d'aller à l'école, se passa à naviguer, et comme pour justifier sa profession, il se nommait justement Lemarinier.
L'industrie huîtrière prospérait alors et Lemarinier avait fait connaissance dans ses voyages en mer avec plusieurs de ces petits ports bretons qu'aiment à visiter les touristes ; même, quelquefois, il était allé jusqu'en Angleterre. Oh ! alors, c'était les grands voyages, cela, et pas une seule fois il ne serait embarqué sans se recommander à Dieu et tous les saints du paradis.
Très dévot, du reste, jamais il n'aurait commence le moindre de ses repas sans faire auparavant le signe de la croix, jamais non plus il ne fut passé devant un seul calvaire ou devant la moindre chapelle sans se découvrir respectueusement, et sa vie entière il conserva ses pieuses coutumes où la goutte ou les rhumatismes le mirent au lit jusqu'à la mort.

Voulez-vous un échantillon de la candeur de ce brave homme aux yeux duquel la moindre peccadille prenait la proportion d'un crime ? Un jour donc, à propos d'une réflexion adressée par lui à un jeune mousse, compagnon de ses voyages, ce dernier impatienté lui avait répondu insolemment, et à la fin, lui avait jeté à la tête le mot de Cambronne.
- J'en suis encore tout aveugle, dit-il à quelqu'un en lui racontant cette histoire, quelques années plus tard !
Et il ajoutait d'un air de profonde compassion :
-Dire que nous verrons peut être ce gaillard-là finir un jour ou l'autre sur la guillotine.
Brave homme, en effet, va !

Édouard MICHEL - Types de village (1906)