J'ai souvent visité Carrouges (Orne). Cette petite ville, qui est la
dernière de la Normandie, est située sur le sommet d'une belle
colline, au pied de laquelle, à peu de distance, existe un château
légendaire bien connu.
Ce manoir fut construit par le comte Ralph qui avait épousé la comtesse
Louise de la Motte, jeune personne du voisinage, douée de toutes les
qualités de l'esprit et du corps. Six années s'étaient
déjà écoulées et leur union était toujours restée
stérile.
Aussi quelle fut la joie du comte quand son épouse lui apprit qu'elle
serait bientôt mère. Ralph au comble du bonheur invita tous ses
vassaux et ses voisins à célébrer l'heureuse naissance de
l'enfant que la comtesse allait lui donner. Les réjouissances
durèrent douze jours, et, comme c'était la coutume, la chasse fut
le principal plaisir auquel on se livra.
Par une belle matinée d'été, on vit les portes du château
s'ouvrir devant les varlets et la meute impatiente. Bientôt les Seigneurs
éperonnant leurs coursiers disparurent dans la forêt voisine à la
poursuite du cerf. Toute la journée les échos des vallons
répétèrent alternativement les joyeuses fanfares et les cris
animés des chiens.
Déjà le soleil commençait à refuser sa lumière et les
veneurs se rendaient au château ; le comte seul, emporté par une
bouillante ardeur, s'était égaré dans les épaisses futaies.
Après avoir parcouru dans divers sens les allées de la forêt, il
arriva enfin près d'une clairière.
C'est une petite vallée bien sauvage et bien fraîche qui semble
complètement isolée du reste du monde. Figurez-vous un ravin d'un
quart de lieue environ d'étendue, renfermé entre deux collines
couvertes de magnifiques arbres. Au milieu des deux collines, un ruisseau dont les
flots se divisent en mille rameaux et se réunissent en un seul canal, qui va
marier ses eaux avec celles d'une fontaine ombragée par un massif de saules,
et vous aurez une idée de cette clairière. Il faut aller bien loin avant
de découvrir une seule habitation, avant d'apercevoir la fumée
d'une chaumière, et si rencontrant un homme de la contrée vous lui
demandiez le chemin de cette solitude, c'est à peine s'il pourrait
vous indiquer les trois sentiers qui y mènent.
En arrivant dans ces lieux, le comte entendit les sons mélodieux d'une
voix humaine, on eut dit une sirène
qui attirait le navigateur par la douceur de son chant ; alors il se dirigea à
l'endroit d'où partait cette voix et vit au bord de la fontaine une
jeune fille vêtue de blanc.
Curieux de connaître cette étrange beauté, qui venait à cette
heure enchanter ce séjour, Ralph descend de sa monture et s'avance vers
elle. La belle inconnue sembla ne pas s'être aperçue de la
présence de ce nouvel hôte, et elle continua de baigner ses pieds dans
l'onde transparente. Le comte, attiré par une force invisible,
s'approchait toujours, et quand il fut près d'elle il tomba à
genou plongé dans un morne silence. La nymphe de la fontaine se levant alors :
- Jeune étranger, dit-elle, d'où te vient cette témérité
d'oser troubler cette solitude, sache qu'on ne vient pas impunément
en ce lieu.
Elle tachait de couvrir sous ces paroles menaçantes la joie qui débordait
de son cœur. Ralph effrayé lui répondit :
- Déesse de cet aimable séjour, ayez pitié d'un voyageur que
la nuit a surpris dans la forêt, soyez sensible au malheur d'un père,
d'un époux.
A peine avait il parlé que la jeune nymphe, levant ses beaux yeux, lui sourit
gracieusement, et tout à coup commença avec lui une danse fantastique ;
plus il dansait plus la danse s'animait ; leurs pieds ne faisaient
qu'effleurer le gazon et pliaient à peine les fleurs qui ornent le rivage.
Enfin l'infatigable danseuse l'enlevant de terre se précipita avec
lui sous les eaux. L'onde s'agita un instant et reprit bien vite son
ancienne tranquillité.
Les ombres luttaient encore avec la lumière, quelques rares étoiles
brillaient toujours sur l'azur des cieux ; mais déjà l'orient
était couvert d'un manteau d'or et de pourpre, lorsque le comte rentra
au château. Sur les demandes empressés des Seigneurs, il raconta
qu'égaré dans la forêt il avait passé la cabane d'un
bûcheron. Comme c'était un évènement fort commun à cette
époque, personne n'en fut étonné et les fêtes
recommencèrent avec plus d'ardeur.
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Mais chaque soir lorsque tout dormait au château, Ralph sortait furtivement
et se rendait au séjour enchanteur de la fée.
Il en fut ainsi pendant plusieurs semaines et personne ne le savait. Mais lorsque
la comtesse s'aperçut des absences nocturnes de son époux, de graves soupçons
vinrent agiter son âme et elle résolut d'épier ses sorties.
Une nuit que le comte avait, comme de coutume, quitté le château, Louise
s'élance aussitôt de sa chambre et court sur ses traces.
C'était une de ces nuits d'orage qui effraient les campagnes ; un
vent violent soufflait du nord et le tonnerre grondait au sein d'une nue
sillonnée d'éclairs. Arrivée à la clairière, la
comtesse aperçoit son époux exécuter une danse fantastique avec
une jeune fille, revêtue d'un long voile blanc, et s'élancer
avec elle dans l'onde de la fontaine.
A cette vue la rage s'empare de son cœur et elle retourne au château,
bien résolue de venger l'infidélité d'un époux.
Le lendemain, la comtesse se coucha comme de coutume et feignit de savourer un
profond sommeil, mais lorsqu'elle vit le comte sortir encore du château,
elle saisit un poignard et se dirigea à l'endroit où elle avait vu
la belle fée. La nuit était pure et sereine, l'astre du soir se
montrait au dessus des arbres apportant avec lui un brise embaumée ; tantôt
il suivait sa course azurée, tantôt il reposait sur un groupe de nues.
Parfois on le voyait dans les intervalles des grands hêtres et sa lumière
pénétrait dans les plus épais ténèbres. Le ruisseau qui
coulait avec un doux murmure, tour à tour disparaissait dans les bois, tour
à tour reparaissait brillant des feux qu'il reflétait dans son sein.
La jeune nymphe reposait au bord de la fontaine ; tout à coup une goutte de
sang jaillit de son sein, une autre la suivit puis une autre, et bientôt sa
blanche tunique fut souillée de nombreuses tâches sanglantes.
Après s'être convulsivement débattue sur le gazon, elle
s'élança dans l'onde, en faisant entendre un long gémissement
et tout entra dans le silence.
Le lendemain on trouva à l'entrée du château le corps du comte
étendu sur le sol, un poignard lui traversait le cœur et près de la
blessure on vit un petit billet sur lequel étaient écrits ces mots :
- Je suis vengée.
Lorsqu'on voulut annoncer à la comtesse la mort de son époux, on la
trouva étendue sur son lit et dévorée par une fièvre ardente ;
mais tout à coup ses suivantes reculèrent d'horreur et sortirent
précipitamment de la chambre en poussant de grands cris. Louise surprise porte
instinctivement la main à sa tête et s'aperçoit qu'une
tâche sanglante maculait son front.
Cet incident agita tellement son âme, que deux jours après elle était
au bord de la tombe. Ce fut dans ces circonstances qu'elle donna le jour à
un bel enfant...
Le fils de la comtesse eut six enfants, et tous portèrent au front ce stigmate
de punition. Ce n'était d'abord qu'un petit point rougeâtre,
puis vers sept ans ce point s'élargissait et ressemblait enfin à une
tâche sanglante.
Cette marque distingua pendant sept générations la postérité
de la comtesse. Enfin Radolphe, le dernier des Ralph, n'eut qu'une fille.
Sans doute la colère de la fée était apaisée. Aucune trace
sanglante ne souilla le front pur de cette enfant.
Si l'on croit la tradition, cette localité aurait reçu le nom de
Carrouges, pour rappeler la triste punition qui avait pendant si longtemps
affligé l'illustre famille des Ralph, et le mot Carrouge signifierait
chair ensanglantée (caro chair, rubra rouge).
Souvent, disent les habitants de Carrouges, nous avons vu la jeune comtesse,
ornée d'un voile noir, venir au pied d'un vieux hêtre pleurer son crime ; et si vous interrogez les habitants du voisinage, ils vous diront aussi que, fréquemment, ils ont vu, par une tiède nuit d'été, la belle fée sur le bord de la fontaine, revêtue d'une tunique ensanglantée.
Francis BOYER - La fée de la fontaine
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