LÉGENDES
de
L'EURE


LA PROCESSION À LA FONTAINE

Un dolmen existait aux Andelys, au pied même de cette fontaine, dont l’eau, d’après la légende, fut changée en vin à la prière de sainte Clotilde, lorsqu’elle fit construire au VIème siècle dans l’enceinte de la ville déjà florissante une célèbre abbaye de femmes où les Anglo-Saxons envoyaient leurs filles étudier avant de les vouer à Dieu.
Les pèlerins avaient l’usage, aux époques de la foi, de passer à trois reprises différentes sous la table du dolmen, après s’être baignés dans l’eau de la fontaine. Or, c’était alors un beau spectacle, cette affluence de fidèles venus de tous les points de Normandie, de l’Île de France, du Beauvoisis, du Roumois, du Lieuvin, du Pays de Caux, de celui de Bray, des campagnes du Neubourg, de l’Ouche, de l‘Auge, de Saint André, pénétrant, en longues files, par toutes les portes de la vieille cité, dont les gracieuses maisons de bois étaient couvertes, depuis le faîte jusqu’à terre, de tentures, de tapisseries, d’oriflammes, de fleurs, de banderoles aux mille couleurs, en l’honneur du miraculeux anniversaire. Mais voici que la cérémonie commence.
Au bruit des cloches de sa collégiale, de ses sept églises et de ses quatre couvents, sonnant à toute volée, s’avance, lentement, un splendide cortège, précédé de la musique, des porte-bannières, des chantres revêtus de la chape, de la croix, des clercs portant des cassolettes où brûle l’encens, des enfants chargés de fleurs.
Ce sont d’abord les révérends pères capucins, les pénitents, les membres des confréries, couverts des costumes les plus riches et les plus variés ; puis viennent les châsses étincelantes d’or et de pierreries, portées sur des tapis de velours et de brocard, rehaussé de ganses, de tresses, de torsades lamées d’or et d’argent ; puis les diacres en dalmatiques, les vicaires, les prêtres d’un grand nombre de paroisses environnantes, et enfin le chapitre de la cathédrale, dont le doyen, marchant sous un dais splendide, porte dans ses mains la statue de vermeille où sont renfermées les saintes reliques de la reine. Il est suivi des membres du présidial, des officiers de bailliage, de sénéchaussée, des officiers de justice de longue et de courte robe, des échevins, des seigneurs accompagnés de leur entourage, des gentilshommes avec leurs oriflammes, les uns à pennon, les autres à bannière, et de toutes les notabilités de la ville. Chaque groupe est entouré d’un brillant luminaire, où les lueurs rouges des torches mêlées aux clartés vacillantes des cierges et aux flammes fumeuses de fanaux portées sur de longues hampes, produisent l’effet le plus saisissant. De loin, on dirait un immense serpent de feu.
Cependant le cortège avance, bien que lentement, écartant avec peine cette foule bariolée et bruyante, mer agitée dont les ondes tumultueuses se heurtent aux angles des maisons ou roule, en tourbillonnant, jusqu’au coeur même de la procession, dont elles paralysent la marche. Elle arrive à la place située au devant du dolmen ; là, sur la place du mystère, richement décorée et couverte de fleurs, le vénérable doyen dépose pieusement le reliquaire, tandis que les chantres entonnent les cantiques de la fête ; que les enfants tirent, de légères corbeilles suspendues à leur cou, des fleurs qu’ils jettent à profusion sur l’autel déjà voilés par les épais nuages de l’encens brûlant de toutes parts.

Et la foule se prosterne, les cloches sonnent de nouvelles et de plus harmonieuses volées, la musique lance au ciel ses notes les plus vibrantes, car c’est le jour anniversaire du grand miracle, l’eau changée en vin. Bientôt les chants cessent, les cloches suspendent leurs joyeux carillons ; le doyen a enlevé les reliques déposées sur l’autel ; il descend solennellement les marches menant à la fontaine ; trois fois il plonge le précieux reliquaire dans l’onde miraculeuse, et trois fois il le retire, l’élevant au dessus de sa tête, et l’exposant à l’adoration des fidèles toujours prosternés ; au même instant un diacre s’avance, tenant deux larges brocs pleins de vin qu’un prêtre bénit et verse dans la fontaine.
A ce moment si anxieusement attendu, une foule, ivre de foi, se précipite vers la source, où, d’après la tradition, le premier arrivant doit être infailliblement guéri. C’est un tumulte indescriptible où les pèlerins, les coquillards se heurtent aux malingreux, aux truands, aux suppôts, aux piètres, aux sabouleux, aux rifodés, accourus de tous les points de la Normandie. Les mendiants se mêlent aux souffreteux, tiraillés, coudoyés, froissés, culbutés dans cette immense cohue, où les surcots, les cotes, les hoquetons, les pourpoints, les surtouts, les souquenilles, s’entassent pêle-mêle au bord de la source, car l’on doit s’y plonger complètement nu. Et pendant que la procession reprend le chemin de l’église, tandis que tout ce monde affolé s’écrase dans la piscine trop exiguë pour une telle foule, les heureux qui, plus favorisés, ont pu terminer leurs ablations et passer à trois reprises sous le dolmen au pieux cortège, d’autres se précipitent sur les fleurs de l’autel qu’ils se disputent et fixent à leurs chaperons ou accrochent à leurs vêtements en souvenir de la grande fête.
Les derniers arrivants ne trouvant plus de fleurs, frottent quelque harde, un chapelet, un objet quelconque contre la table et tous rejoignent la procession.
L’office du soir terminé, on se rend au feu de saint Jehan ; puis, chaperons fleuris, bourdons enrubannés, souquenilles râpés, pourpoints décousus, se précipitent par la ville, remplissant l’air de joyeuses clameurs, et remportant au logis quelques débris de la fête qu’ils suspendent à l’âtre, au foyer domestique, avec la fiole remplie de l’eau de la fontaine.
Telle était la procession de sainte Clotilde, qui avait consacré aux pratiques religieuses le monument des druides, et attiraient tous les ans plus de vingt mille pèlerins dans la ville d’Andely. Cet usage qui n’avait pas été interrompu une seule année depuis le VIème siècle, et avait résisté même à la tourment révolutionnaire, vint se heurter à l’excès de zèle d’un agent du Directoire exécutif ; néanmoins, il ne fallut pas moins de trois arrêtés successifs pour le détruire, et lorsqu’on renversa le dolmen, au commencement de ce siècle, le respect des traditions était encore si puissant qu’il fallut envoyer la troupe aux Andelys pour empêcher de le rétablir. Plus tard, on ordonna des poursuites après ceux qui l’avaient détruit. Aujourd’hui encore, malgré les efforts tentés pour déraciner les vieilles croyances, la cérémonie du bain s’est perpétuée et se renouvelle tous les ans au 2 juin, à la grande joie des habitants de la ville.

DE PULLIGNY - L’art préhistorique en Haute Normandie (1879)

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